La décision des juges du Conseil Électoral Supérieur (YSK) de mettre son veto à la candidature de 12 candidats indépendants, dont 7 soutenus par le BDP, le parti pro-kurde, avait presque fait l’unanimité contre elle. Elle avait provoqué la fureur des Kurdes bien sûr, faisant exploser plusieurs villes de l’Est du pays. Mais, une fois n’est pas coutume, ce sont presque tous les autres partis politiques qui s’étaient élevés contre ce qui ressemblait un peu à un nouveau coup de force judiciaire contre le processus politique.
Le MHP, parti d’extrême droite, était bien seul à soutenir la décision des juges, qui ont dû eux-mêmes se sentir bien peu soutenus. Il faut dire qu’ils avaient fait fort en interdisant notamment à deux députées BDP de se présenter aux prochaines élections législatives, Gultan Kisinak, la vice-présidente du BDP, et Sebahat Tuncel, députée d’Istanbul, ainsi qu’à Leyla Zana.
S’ils devaient bien s’attendre à la colère de la rue kurde et à son lot de victimes (un manifestant de 19 ans tué par balle, de nombreux blessés), de dérapages, de provocations et d’arrestations, ils ont peut-être été davantage surpris par le tollé de la classe politique et de l’ensemble des médias.
Les candidats exclus ont fait appel. Le président de la république, Abdullah Gül, a joué son rôle de président apaisant : "Bon, ils ont fourni les papiers manquants, maintenant ça va être bon”. Cela a pris dix heures à la Cour pour délibérer, mais tout rentrait presque dans l’ordre. Six des candidats kurdes peuvent se présenter. Le véto n’est maintenu que pour la candidature d’Isa Gürbüz (et cinq autres candidats indépendants).
Ouf. Il faut dire que le seuil de 10 % [seuil national en deçà duquel un parti ne peut obtenir aucune représentant à l’assemblée] contraint le BDP, un parti resté essentiellement régionaliste, à présenter des candidatures indépendantes. Or celles-ci sont déjà pénalisées par rapport aux listes. Ainsi en 2007, même si l’AKP y avait effectué une percée remarquable, les électeurs avaient été plus nombreux à voter pour un candidat indépendant que pour la liste AKP à Diyarbakir (4 élus pro-kurde / 6 AKP) ou à Hakkari (1 élu pro-kurde / contre 2 AKP). Le parti kurde est donc sous-représenté.
Or avec l’interdiction qui venaient de frapper ses candidats, le parti qui espère obtenir entre 25 et 30 sièges dans la prochaine assemblée (aux élections du 12 juin prochain), n’avait quasiment aucune chance d’obtenir les 20 sièges suffisants pour constituer un groupe.
Demirtas, le vice-président du parti menaçait donc d’en appeler au boycott des élections. Et celui du référendum le 12 septembre dernier a démontré qu’il aurait été suivi par des millions d’électeurs. Certes l’AKP, et dans une moindre mesure le CHP, l’opposition kémaliste, y auraient gagné des sièges, mais quelle représentativité auraient eu leurs députés ? À Hakkari ou à Cizre plus de 90 % des électeurs avaient boycotté le référendum en septembre dernier ! Une situation particulièrement dangereuse alors que la nouvelle assemblée devra élaborer une nouvelle constitution civile.
Le message lancé aux sympathisants du parti kurde était clair : “Ne venez pas à Ankara, rejoignez plutôt la montagne”, c’est à dire la lutte armée du PKK, comme le dénonçait le chroniqueur Cengiz Candar. Et il fallait s’attendre à ce qu’il soit entendu d’une jeunesse kurde exaspérée.
Le BDP pourra donc présenter ses candidats aux élections du 12 juin prochain. Ce qui prouve que dans un pays qui se démocratise, la désobéissance civile est une arme plus redoutable que les armes à feu. La menace de boycott a sans doute autant inquiété que les émeutes, même si ça a été très chaud et que le pays respire mieux…
Il aura fallu cette grosse crise. Mais une telle réprobation de la décision du YSK est la preuve de la normalisation du parti kurde dans le jeu politique de Turquie. Tout le monde semble dorénavant conscient que ce n’est pas en l’ostracisant que la Turquie règlera sa question kurde. Peut-être que cela annonce la fin des sempiternelles dissolutions de ce parti, qui longtemps ne scandalisaient pas grand monde, il faut bien le dire. Depuis 2002, date de mon premier séjour à Hakkari, la mairie y a été HADEP, puis DEHAP, puis DTP et enfin BDP, et toujours dirigée par le parti pro-kurde.
Or ce n’est qu’en participant pleinement à la vie politique du pays que le parti kurde peut espérer sortir de son statut de parti régionaliste autour de ses mairies.
En juin dernier, c’est l’armée turque qui s’inclinait face au pouvoir politique. Cette crise sonne peut-être la fin du super pouvoir des juges. Et la classe politique va peut-être à son tour songer à prendre ses propres responsabilités en révisant cette fameuse législation anti terroriste (LAL) qui favorise tous les abus. En Turquie comme ailleurs ce sont les députés qui font les lois.
Quand la nouvelle de la levée du véto est arrivée à Yüksekova, les Halay kurdes (danses) y ont remplacé les jets de pierres, de coktails molotovs et de gaz lacrymogènes dans la rue principale. C’est quand même mieux. Dans la province d’Hakkari la situation devenait franchement dangereuse. Outre que les émeutes y ont fait plusieurs blessés et de nombreuses arrestations, les choses risquaient de déraper comme l’été dernier, où la population s’inquiétait sérieusement.
Mais le calme n’allait pas durer longtemps. Quelques jours plus tard, 35 élus de la municipalité d’Hakkari étaient arrêtés au milieu de la nuit, accusés d’avoir des liens avec le KCK, une branche politique du PKK. Larévolte repartait.
Article publié sur Yol, routes de Turquie et d’ailleurs