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Cinéma turc : Interview de Yeşim Ustaoğlu

vendredi 24 avril 2009, par Hayati Çitaklar, Mehmet Akkus

La réalisatrice et scénariste de film Yeşim (prononcez Yeshim. NdT) Ustaoglu affirme : « Un artiste, où qu’il soit dans le monde et quelle que soit sa situation, a le devoir d’être un opposant permanent ». Elle-même, s’applique cette recommandation et ajoute : « Nous nous devons aussi, de porter un regard distant aux évènements de la vie et de contribuer avec notre sensibilité d’artiste, à résoudre les problèmes »

- Vous avez fait des études d’architecture pour ensuite vous diriger vers le cinéma en réalisant des courts métrages. Expliquez-nous un peu la suite de votre parcours ?

Le cinéma n’est pas venu d’un seul coup. D’une certaine manière, vous grandissez avec ; vous en rêvez, vous y pensez continuellement, il vous accompagne partout, il vous suit depuis votre enfance.

- Etait-ce un rêve d’enfant le cinéma ?

Je n’ai pas grandi en pensant faire du cinéma, mais je me souviens avoir grandi en écoutant les films. Ma grand-mère paternelle me racontait souvent les films qu’elle voyait. A cette époque, on allait beaucoup au cinéma. Dans les années soixante-dix, la télévision passait souvent des films soviétiques. Le film fini, j’adorais reconstruire les scénarios dans ma tête. J’étais une enfant qui rêvait et qui réfléchissait beaucoup. Par la suite, mes rêves ont commencé petit à petit à se réaliser. Même lorsqu’on devient adulte et que l’on a fini ses études, je pense que l’envie de créer ne doit pas s’arrêter, c’est quelque chose d’inné chez l’homme. J’ai grandi à Trabzon, malgré cela, je me suis mise à m’intéresser au cinéma dès que je suis arrivée à Istanbul.

- Avez-vous exercé comme architecte ?

Oui, pendant la période où je réalisais des courts-métrages.

- Depuis « en attendant les nuages » vous travaillez surtout avec des acteurs professionnels contrairement à vos débuts. Ceci a-t-il changé votre manière de travailler et qu’est-ce que cela vous a apporté ?

Il est certain que travailler avec des acteurs professionnels était un avantage, leurs jeux étaient toujours parfaits. Il y a bien sûr une chose à dire, dans tous mes films, spécialement avec « voyage vers le soleil », pendant cette période de maturation, j’ai toujours bien apprécié mes acteurs. Les acteurs de « voyage vers le soleil » étaient excellents, ainsi que ceux de « en attendant les nuages ». Dans mes films, la situation psychologique de mes personnages donne à réfléchir, vous êtes forcément touchés par leur manière de jouer. Ce n’est pas simplement une causerie. Même dans mes documentaires, la construction dramatique prend aussi le dessus. Dans « la boîte de Pandore », malgré la présence d’acteurs amateurs, vous ressentirez aussi ce type de jeu. Finalement, c’est lié à la manière dont vous dirigez le comédien, selon moi, ce n’est pas lié à son parcours professionnel.

- Comment dirigez-vous vos acteurs ?

Selon moi, on appréhende chaque acteur différemment selon son profil. Mes rapports avec chacun d’eux sont uniques, car ils ont tous leur personnalité, leur caractère, leur don et leur compétence. C’est très important pour moi, en tant que réalisatrice. Ils peuvent aussi éprouver le besoin d’être dirigé autrement. J’essaie de faire ressortir ce qu’ils ont de plus profond en eux. En fin de compte, tout le monde peut devenir acteur. On a tous ce don, il suffit d’être naturel et on y arrive en oubliant la caméra. C’est pareil lorsqu’on se regarde dans une glace. Il y a une grande différence lorsqu’on regarde la glace sans y penser et en y pensant, de même lorsqu’on se fait photographier, en posant ou bien sur le vif. Vous appréciez plus une photo prise à votre insu. Lorsque je passe avec ma caméra devant quelqu’un, je recherche le naturel, c’est très très difficile. C’est très important de trouver la bonne personne pour le bon rôle et l’inverse.

- Avez-vous pensé vous-même à jouer dans un film ?

Je l’ai fait une fois.

- Qu’avez-vous ressenti en passant de l’autre côté ?

J’aurais pu être actrice, mais mon souci n’était pas de jouer dans mes propres films. Je suis quelqu’un qui veut réaliser ses films. Ma passion est de réaliser des films, mais j’ai voulu quand même connaître le métier d’acteur et j’ai joué dans mon premier court-métrage pour justement connaître cette sensation. Mais le virus de réalisateur était plus fort.

- Quel genre de réalisatrice est Ustaoğlu ?

Quelqu’un de calme et qui se contrôle.

- Lorsqu’on regarde tous vos films, on s’aperçoit que vous vous intéressez de plus en plus à l’homme et beaucoup moins à la politique. Cela va-t-il continuer ?

Oui. Dans tous mes films, il y a une histoire de route et vous ne savez pas où elle vous mènera. Pour en revenir à la notion de politique, en vérité, pour mes films, on ne peut pas dire que c’est de la politique. Dire qu’il y a un regard politique serait plus juste.

- Il y quand même une vraie critique du capitalisme…

Si vous le prenez dans ce sens, vous ne saurez pas différencier les films qui ont la même densité. [...] Mes films ne sont guère différents de cet esprit.

- Vous écrivez vous-même vos scénarios et dans votre premier court métrage, vous avez adapté un de vos propre récits. Comment pensez-vous poursuivre ? Pensez-vous adapter un roman de littérature ? Quels sont les auteurs que vous lisez ?

J’aime discuter de mes scénarios avec un autre écrivain, comme si c’était un travail commun. Ceci m’ouvre d’autres horizons et permet d’approfondir mon texte. Je n’ai jamais commencé à travailler avec une idée précise pour ensuite la mener jusqu’au bout. J’ai une idée, quelque chose que je veux raconter, je laisse une période de maturation et ce n’est qu’après, que j’en fais un scénario. [...] Petros Markaris est un scénariste et romancier de talent, on trouve quelque uns de ses livres traduits en Turc. Même si il écrit des romans policiers, il possède aussi un regard très critique, de plus c’est un très bon traducteur de Faust. En tout cas, c’est l’un des écrivains qui a fait connaître Faust aux Grecs. Vous connaissez sûrement Sema Kaygusuz, elle est devenue un grand nom de la littérature turque. C’est une très bonne romancière, actuellement elle termine son second roman.Depuis mon enfance, la littérature a une place importante dans ma vie. La littérature est aussi importante que le cinéma, la musique, le dessin ou la photographie. J’adore toutes ces disciplines mais la littérature tient une place à part, elle facilite et renforce votre propre écriture. La poésie par exemple, pour moi, c’est l’un des arts les plus difficiles à maîtriser. Dernièrement, j’ai beaucoup lu Sema et Birhan Keskin, qui sont en plus des amis proches. Ahmet Güntan, Gülten Akın … sont aussi des écrivains auxquels j’accorde beaucoup d’importance. Nous avons aussi des poètes renommés comme Ilhan Berk par exemple. Dans ma jeunesse, j’ai lu les classiques comme Dostoïevski et Kafka, mais actuellement je suis plus attirée par les auteurs contemporains.

- A vos débuts, vous avez travaillé au Centre Culturel de la Mésopotamie où vous avez travaillé en groupe. Dans un monde où le cinéma est devenu un commerce et où on parle de millions de dollars, arrive sur le marché une nouvelle génération plus tournée vers l’humain. Que souhaiteriez-vous leur dire ?

La nouvelle génération arrive avec une bonne formation. Vous avez ceux qui ont pour ambition de devenir rapidement célèbres et gagner beaucoup d’argent et ceux qui arrivent avec une volonté de faire passer un message et d’apporter un regard neuf sur le monde. [...] Nous, dans les années 90, avons dû rechercher nous-mêmes les modes de production de films à l’échelle mondiale ainsi que le système de diffusion. Nous avons dû faire toutes ces recherches, alors que nous n’avions pas encore Internet. Pendant ces recherches, nous avons aussi appris que si on faisait des films de qualités et originaux, les choses venaient à nous plus facilement. Dans un sens, ma génération a créé cela. Les nouveaux arrivants connaissent cela depuis longtemps déjà. Ils ont accès à beaucoup d’informations. Internet vous renseigne sur tout : sur les festivals, sur le marché du cinéma, sur les relations internationales. Il suffit d’avoir une bonne idée et un bon scénario.

- Pour faire un bon film, le scénario est-il le plus important ?

Ecrire un très bon scénario et créer quelque chose d’original, vous ouvre toutes les portes. Nous aussi nous avons fait la même chose. C’est parce que j’ai reçu des prix et que j’ai pu montrer et discuter de mes films que les portes se sont ouvertes. En plus, à cette époque, personne ne nous avait conseillé sur la voie à suivre. Les jeunes d’aujourd’hui l’apprennent plus facilement. [...] Ces dernières années, dans le cinéma turc, on remarque une certaine évolution et la plupart des réalisateurs ont tous un certain idéal.

- Comment voyez-vous le cinéma qui a succédé à celui de Yılmaz Güney ?

De ma génération, vous avez des réalisateurs comme : Demirkubuz, Nuri Bilge Ceylan, Semih Kapanoğlu, Reha Erdem. Nous sommes tous différents les uns des autres et nous venons tous de milieux différents. Je trouve cela plus sain d’ailleurs de ne pas venir d’une même école. On ne devrait pas identifier un pays à un type de cinéma. De même que lorsqu’on parle de roman turc on pense à plusieurs écrivains, on devrait faire de même avec le cinéma. [...]

- Quels sont les réalisateurs dont vous aimez les films ? Y a-t-il un pays ou un réalisateur dont le cinéma vous plait plus particulièrement ?

Bien sûr que oui. J’ai beaucoup de maîtres dans ma vie. Je peux vous dire beaucoup de noms. Les premiers qui me viennent en tête sont Andreï Tarkovski, Aki Kaurismaki et Michel Angelo Antonioni…. Il y en a bien d’autres qui m’ont influencé et qui m’ont beaucoup appris.

- Et parmi les nouveaux réalisateurs ?

Oui en effet, en parlant des plus anciens, j’avais aussi en tête des plus récents. Je suis une réalisatrice qui observe les nouveaux venus. Dans un nouveau festival (Dieu sait si je voyage beaucoup), les nouveaux films m’ont toujours beaucoup enthousiasmé. Les pays de l’hémisphère sud m’attirent plus particulièrement. D’une manière plus générale, j’aime beaucoup le cinéma des pays du sud, de l’Amérique latine, d’Asie centrale (Kazakhstan, Kirghizistan, Tadjikistan) et de l’Est Asiatique comme le cinéma japonais qui m’intéresse beaucoup. Je trouve que le cinéma européen ne se renouvelle pas beaucoup et qu’il n’y a pas de nouvelles voix qui sortent. Cependant, je suis avec attention le cinéma roumain et belge. Je trouve que ces deux pays produisent un cinéma intéressant.

- Vous voyagez beaucoup et vous faites beaucoup de festivals. Quand prenez-vous le temps de travailler ? Lorsque vous avez une idée, comment mûrit-elle ? Actuellement, êtes-vous dans l’écriture d’un scénario ?

En fait, j’ai même déjà commencé à écrire un nouveau scénario. Je me suis disciplinée pour arriver à écrire lors de mes voyages. Lorsque le film est fini, il commence à voyager dans le monde entier et je suis donc obligée de me rendre sur tous ces lieux. Mais, j’ai aussi des périodes ou je me replie sur moi-même et où je me consacre à l’écriture, la recherche de financement et à la réalisation. C’est une période très intense. [...]

- Que ressentez-vous lorsque le film est fini et qu’il est proposé à la projection ?

Vous restez un moment seul avec vous-même. Lorsque le montage est terminé, inévitablement, je le visionne seule ou avec quelques amis, dans un cinéma où il n’y a personne d’autre. Et là, il se passe quelque chose. Vous vivez quelque chose de différent. Vous devez ressentir cet instant. C’est là que vous vous dites « oui ou non », lorsque vous voyez le sentiment que vous avez voulu créer.

- Cela vous est-il arrivé de dire non ?

Pour mes derniers films non, mes courts-métrages oui.

- Avez-vous l’intention de refaire des courts-métrages ?

J’essaie de le faire dans des ateliers intéressants. J’ai des projets avec des jeunes cinéastes. Entre temps, j’ai aussi réalisé un documentaire.

- Quelles sont selon vous, les limites d’un artiste ou d’un créateur ? Un artiste peut-il s’éloigner de la politique ? Comment percevez-vous le pouvoir ? Quelle place a-t-il dans votre vie ?

Je pense qu’un artiste porte naturellement une responsabilité. Un artiste est toujours en avance par rapport à la société. C’est un opposant. Son monde est en dehors du système. [...] Dans la vie vous avez de la douleur. Lorsque vous voulez raconter l’humain, vous trouvez de la souffrance, vous ne pouvez ne pas la voir. Selon moi, un artiste doit être un opposant permanent.

- Demain, c’est le 8 mars, la journée de la femme. En tant que réalisatrice, quel regard portez-vous sur le mouvement féminin en Turquie ? Beaucoup de choses se font. Est-ce suffisant selon vous ?

Rien n’est suffisant bien sûr. Cependant, je ne sais pas quoi dire sur ce qui se passe en Turquie. L’éducation est quelque chose de très important. Les changements sont rapides en Turquie. Vous avez une vie qui se consomme très vite ; nous avons vécu un syndrome de l’émigration incroyable, il se vit encore et les conséquences sont sans pitié. Et en même temps, en dehors de tout cela, nous vivons dans un pays où il n’y aucun projet social. Du reste, loin de tout, les problèmes continuent à augmenter. Personnellement, j’essaie de voir tout cela et, j’invite toux ceux qui se considèrent comme des artistes, à faire de même.


- Yeşim Ustaoğlu :

La scénariste et réalisatrice Yeşim Ustaoğlu est née en 1960, à Sarıkamış, rattachée à la préfecture de Kars (à proximité de la frontière arménienne, NdT). Elle a obtenu son diplôme d’architecte à l’Université Technique de la Mer Noire. Elle a commencé sa carrière cinématographique en réalisant des courts-métrages pour ensuite passer aux longs métrages. Elle a reçu plusieurs prix, dans des festivals nationaux et internationaux.

- Ses films en tant que réalisatrice :

Rattraper un instant (1988), Magnafantagna (1989), Duo (1990), Hôtel (1992), La trace (1994), Voyage vers le soleil (1998), En attendant les nuages (2003), La vie sur leur dos (2004), La boîte de Pandore (2008).

- Ses films en tant que scénariste :

Hôtel (1992), Voyage vers le soleil (1998), En attendant les nuages (2003).

- Ses prix :

14e festival du film d’Istanbul, 1995, La trace, Meilleur film

18e festival du film d’Istanbul, 1999, Voyage vers le soleil, Meilleur réalisateur turc

11e festival du film d’Ankara, 1999, Voyage vers le soleil, Meilleure réalisatrice

11e festival du film d’Ankara, 1999, Voyage vers le soleil, Onat Kutlar Meilleur scénario

11e prix de Orhan Arıburnu , 2000, Voyage vers le soleil, Mahmut Tali Öngören Prix spécial du jury.

23e festival du film d’Istanbul, 2004, En attendant les nuages, Prix spécial du jury.

56e festival international de San Sebastián, 2008, La boîte de Pandore, Huître d’or (Meilleur film)

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Sources

Source : Bianet, le 7.03.09

- Traduction pour TE : Mehmet AKKUS

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