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Chypre : un test pour l’Europe

jeudi 11 janvier 2007, par Claude Capelier

Source : Libération, le 02-01-2007

Seules des avancées sur l’entrée de la Turquie dans l’UE permettront un début de solution pour l’île.

- Claude Capelier est professeur de philosophie, membre du Conseil d’analyse de la société.

En dépit des efforts déployés par la présidence finlandaise de l’Union européenne, une dernière tentative pour obtenir un compromis sur Chypre avant le Conseil européen de la mi-novembre a échoué. A force de supputer les retards que cela risque d’entraîner touchant l’avancement des négociations entre la Turquie et l’Union, on finit par oublier l’essentiel : comment se fait-il que l’Europe et la communauté internationale ne parviennent pas à résoudre ce problème, somme toute relativement simple au regard des inextricables tragédies qui ensanglantent le monde, en Israël et en Palestine, en Irak, au Darfour ou ailleurs ? Si l’Union européenne, que l’on crédite à juste titre de la paix durable qui règne entre ses membres, n’est même plus capable de sortir la question chypriote de l’impasse, à quoi sert-elle ? On est en droit de s’inquiéter de tant d’impuissance, pour ne pas dire qu’on en a le devoir dès lors qu’on tient au projet européen.

La vérité, c’est que les peuples et les gouvernements de l’Union ne croient plus vraiment, ou plus assez, à l’« idée européenne » : quand ils devraient s’appuyer sur elle pour vaincre les difficultés, ils s’évertuent, au contraire, à la maintenir à l’écart, comme un malade qu’il faudrait protéger des dures réalités. Dans ces conditions, l’Europe, qui devrait être la solution, devient le problème : elle n’accepte de s’ouvrir que lorsque tous les obstacles ont été aplanis en dehors et indépendamment d’elle. Mais ce n’est pas l’Europe qui est malade, c’est notre foi en elle qui s’étiole. Pour paraphraser un slogan célèbre, l’Union ne s’use que quand on ne s’en sert pas !

Le cas de Chypre est, à cet égard, emblématique. On a laissé les discussions s’enliser dans les rivalités locales et les fausses évidences des traités, sans tenir compte des perspectives nouvelles que l’élargissement de l’Union pouvait dégager. On fait comme si les Turcs devaient céder sur Chypre avant que l’on puisse sérieusement aborder les questions de fond concernant leur entrée dans l’Union européenne, alors que c’est, au contraire, en avançant dans les négociations d’adhésion que l’on rendrait plus facile la résolution du problème chypriote.

S’agissant de l’imbroglio où l’île se trouve plongée, rappelons quand même que le coup d’Etat qui en fut l’origine n’est, c’est le moins qu’on puisse dire, en rien imputable aux Turcs : en 1974, un nervi d’extrême droite, soutenu par la junte de colonels qui avait pris le pouvoir à Athènes, renversa l’archevêque Makarios dans le dessein affiché de rattacher Chypre à la Grèce. Cela provoqua le débarquement des troupes turques, auxquelles le traité du 16 août 1960 reconnaissait le droit d’intervenir, même unilatéralement, pour rétablir le statu quo dont la Turquie était garante, avec la Grèce et le Royaume-Uni. Sans prendre parti sur les motivations de l’intervention turque, force est de reconnaître qu’elle aura permis d’éviter, malgré de terribles affrontements intercommunautaires, une effusion de sang massive comme on en a connu plusieurs fois dans les Balkans. C’est ainsi que l’île est devenue, tour à tour, site de cristallisation, détonateur et otage du différend gréco-turc.

Si des détachements de l’armée turque restent aujourd’hui présents dans la partie nord (turcophone) de Chypre, l’armée grecque continue d’occuper des bases militaires dans le Sud. De même, l’arrivée sur l’île de « colons » venus d’Anatolie, souvent critiquée, est compensée, au moins en partie, par l’installation de ressortissants grecs en république de Chypre. L’intégration de celle-ci (essentiellement peuplée de Chypriotes grecs) à l’Union Européenne, avant qu’une solution équitable fût trouvée pour la partie nord (turcophone), a contribué à marginaliser complètement les Chypriotes turcs, accentuant à leur détriment les déséquilibres économiques, politiques et communautaires. Repliés dans la république turque de Chypre du Nord, qui n’est reconnue que par Ankara, ils ne peuvent commercer ou voyager hors de leur territoire que via la Turquie.

« Un dilemme impossible »

Apparemment insensible à l’iniquité grandissante de la situation, la Commission européenne recommande maintenant un gel partiel des négociations d’adhésion avec la Turquie, tant que celle-ci refuse d’ouvrir ses ports aux navires de la république de Chypre. Certes, la Commission a pour elle, du moins à première vue, l’évidence du bon sens : comment accepter qu’une nation qui aspire à intégrer l’Union prétende dénier à un pays membre les droits commerciaux communautaires qu’elle s’était d’ailleurs engagée à respecter en signant le protocole d’Ankara ? Il suffit pourtant d’y réfléchir un instant pour comprendre que les choses ne sont pas si simples : avant d’appliquer le protocole, le gouvernement turc a le devoir moral et politique de s’assurer que cela ne se traduira pas par une mise à l’écart définitive des 200 000 Chypriotes turcs, ainsi sacrifiés sur l’autel du droit européen. Il ne peut les abandonner à l’ostracisme, voire à la ruine, sans perdre toute crédibilité auprès des Turcs et des Chypriotes. Alors que l’Union européenne n’arrive pas à tenir ses engagements de mettre fin à l’isolement des Chypriotes turcs, n’exigeons pas de la Turquie ce qu’aucune nation européenne n’accepterait de faire à sa place...

Nous enfermons la République turque dans un dilemme impossible : si elle se soumet sans précaution aux exigences européennes sur Chypre, elle nuit irréparablement aux turcophones de l’île ; mais si elle privilégie la protection de ces derniers, elle se met en contradiction avec ses engagements envers l’Union. Les Chypriotes grecs, quant à eux, n’ont pas manqué de voir l’intérêt qu’ils avaient à faire durer cette contradiction ou, pour parler comme les psychanalystes, ce « double lien ». Plus ils gagneront du temps pour accroître leur prospérité au sein de l’Europe, plus les turcophones appauvris aspireront à les rejoindre sans conditions au sein de la république de Chypre, même s’ils doivent y demeurer minoritaires et marginalisés.

Pour la même raison, ce sont les Chypriotes grecs qui ont massivement refusé, alors que les turcophones le plébiscitaient, le plan de réunification élaboré sous l’égide du secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, et soumis à référendum en 2004 : car ce plan prévoyait la constitution, à Chypre, d’une république confédérale sur une base « bizonale et bicommunautaire », préservant, donc, une certaine autonomie des deux communautés sur leurs territoires respectifs. C’était, en effet, et cela reste le seul moyen d’éviter le retour des violences intercommunautaires entre deux populations inégales en nombre et en richesse, dont l’histoire récente n’a fait qu’attiser les rancœurs.

En refusant cette solution, les Chypriotes grecs ont fait un pari dangereux... qui n’a pas empêché l’Union européenne, quelques jours plus tard, de décider de les accueillir en son sein ! Aucun effort ne doit bien sûr être épargné pour sortir de l’impasse. Mais ne nous berçons pas d’illusions : c’est seulement lorsque les Turcs pourront nourrir un espoir raisonnable de devenir citoyens de l’Union comme les Grecs le sont déjà qu’il paraîtra naturel d’intégrer les Chypriotes turcs comme on l’a fait pour les Chypriotes grecs. Le bon compromis sur Chypre ne sera pas la cause mais la conséquence de l’avancée des négociations sur l’entrée de la Turquie dans l’Union.

Cela suppose simplement que l’on croit à l’Europe. C’est le moment de montrer que nous avons confiance en nous. « Ce qui ne me tue pas me renforce », disait Nietzsche. Une négociation exigeante mais ouverte avec la Turquie, dont le compromis sur Chypre ne sera qu’une étape parmi d’autres, ne risque pas de menacer la vie de l’Union européenne. Nous n’avons donc aucune raison de manquer cette occasion de la renforcer.

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