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De bibliothèques en labyrinthes, un entretien avec Enis Batur (1)

vendredi 11 mars 2011, par Sylvie Taussig

Paris, février 2011, Saint-Médard, vue sur l’église des convulsionnaires et du diacre Pâris, « De par le Roi, défense à Dieu de faire miracle en ce lieu ».
Sylvie Taussig rencontre l’écrivain turc, Enis Batur. Turquie Européenne en recueille un dialogue aux dimensions aussi rhizomatiques que les bibliothèques, réelles et rêvées, de l’auteur. Premier volet.

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Enis Batur

Dans un petit livre [1] dont on ne sait pas s’il est fiction ou réalité, car le narrateur écrit à la première personne, on comprend de chapitre en chapitre pourquoi la destruction de sa bibliothèque personnelle qui ouvre le livre est un problème pour toute l’humanité. En embrassade proprement fantastique avec l’écriture et la figure de Manguel, le livre révèle la dissemblance du semblable entre les frères lecteurs. La bibliothèque, saluant Borges qu’Enis Batur lit richement, y est comme un labyrinthe, mais aussi comme une prison, à la Piranèse, c’est-à-dire une vraie prison dont on ne sort pas. Le narrateur vit de son rapport charnel au livre dont la seule vue lui donne la paix. La bibliothèque prison est-elle la part de souffrance de ce qui paraît une vie jubilatoire d’écrivain puisque le livre fait vivre et revivre, pour peu qu’il l’ait en main ou qu’il apparaisse, pour le passant qui croyait errer par les rues, dans des appartements éclairés, ou bien dans un logement de location ? Que deviendrait l’homme hors de cette prison ? Faut-il nous inquiéter de la disparition du livre ? Ce livre naît de la contemplation de la perte, celle de la première bibliothèque qui s’évanouit en fumée, autodafé, et l’esprit – la prochaine bibliothèque, plus rationnellement construite, plus durable que la première perdue, la Ur Bibliothèque, la bibliothèque charnelle, peut-être la bibliothèque parfaite, puisque sur terre rien de beau n’est appelé à durer – s’inquiète de la finitude promise sous la forme du sablier, en une métaphore cependant très optimiste puisque la Bibliothèque, se constituant grain à grain, est comme un sablier qui se remplit. Et vous méditez sur la complexité tragique du choix des livres à y mettre, voire sur l’impossibilité de constituer une bibliothèque idéale, pour soi comme pour autrui. Mais la « Ur »° Bibliothèque a bien existé. Est-elle le fruit du hasard ? D’une providence ? Est-elle ainsi liée avec une vérité immanente ? Comment la bibliothèque idéale, primitive, et disparue, s’est-elle constituée ?

On finit un jour, si on aime les livres, par constituer une bibliothèque, mais on ne le sait pas. On achète des livres, puis on achète de nouveaux livres, puis on achète de nouveaux livres, et à un moment donné, on finit par comprendre qu’une bibliothèque a commencé chez soi. Mais de là à construire une bibliothèque, il faut beaucoup de temps, beaucoup d’espace et beaucoup de moyens, et cela prend des années. J’ai commencé vers 18 ans, à constituer une petite bibliothèque, qui a assez vite grandi, et à 35 ans j’avais une bibliothèque personnelle de 20 000 volumes. C’est énorme. À ce moment je l’ai perdue. Une histoire banale, une séparation de couple, j’ai quitté ma maison avec un petit sac, en pensant que j’allais récupérer mes livres. Je ne les ai jamais récupérés. Donc j’en étais revenu au degré 0 de la bibliothèque, un peu blessé tout de même, il faut le dire, parce que dans la première période, j’avais un côté bibliophile : j’avais acheté des exemplaires de tête, des éditions originales. À Paris quand j’étais étudiant, c’était un peu fou : je gagnais 1 400 francs par mois, et il m’est arrivé d’acheter un livre de René Char à 1 100 francs ! Ses premiers exemplaires, signés par Char, comportaient un portrait en couleur de Staël : je possède l’exemplaire N°7. Mais heureusement je l’avais avec moi dans mon bureau, où j’avais gardé une centaine de livres. Et j’ai pu commencer à repartir de là.

- À quel moment, après qu’on a acheté des livres, est-ce qu’une bibliothèque commence ? Le critère est-il quantitatif ? Qualitatif ?

C’est d’abord quantitatif ; on ne peut pas parler d’une bibliothèque avec quelques centaines de livres, à moins que l’on en possède une très grande que l’on décide ensuite de réduire. Un jour un éditeur turc m’a proposé de faire une liste des 300 ouvrages idéaux, seulement 300. J’ai regardé les étagères, j’ai bien réfléchi et je me suis dit : on peut le faire, puisque 300 livres, si on y réfléchit bien, cela représente toute une vie. Un livre d’une telle importance, on ne peut pas le lire en l’espace de deux jours, trois jours. Une bonne lecture des Essais de Montaigne, par exemple, exige plusieurs mois ; si bien que l’on peut lire en une année 4 livres de cette taille, il faut donc 75 années de lecture pour 300 ouvrages… Et moi je possède maintenant plus de 15 000 livres. Mais une bibliothèque ne se constitue pas uniquement sur des ouvrages de première importance : tu possèdes l’édition intégrale des Essais de Montaigne soit dans la Pléiade soit dans une autre édition, et tu vois qu’il y a plein de livres qui gravitent autour ; je possède des éditions individuelles de certains essais, ou bien telle édition critique qui est entourée d’un travail d’érudition philologique, c’est-à-dire de textes qui font le double du texte original. Parfois ce sont les notes qui sont intéressantes, ou l’introduction. Puis j’ai des traductions.

- Avez-vous l’idée d’acheter d’autres livres parce qu’ils s’appellent « essais » ?

Je ne vais pas jusque là. Mais j’ai une partie de ma bibliothèque réservée au sujet du livre et des bibliothèques – environ 200 ou 300 livres là, et quand je vois un livre qui entre dans ce thème, je ne peux pas me tenir à l’écart, que ce soit sur les folies du métier, sur les relieurs, sur un correcteur fou de la Bibliothèque nationale du XVIIIe siècle, sur les marginalia… Là je suis acheteur, en anglais, en turc, en français. Et dans ma bibliothèque, il y a, voisins des livres sur les livres, des livres sur la lecture. Donc d’une part l’écriture, d’autre part la lecture, et troisièmement, les manuscrits, les bibliothèques, même des livres sur les encres du Moyen Âge, que j’ai traversés, sans les lire entièrement.

- Comment envisagez-vous la disparition de cette bibliothèque ?

J’ai dit à ma femme, que si je mourais avant elle, je ne voulais pas qu’elle cède mes livres à une bibliothèque. Ils doivent être vendus à des libraires de seconde main parce que je veux que les livres que j’ai possédés fassent un voyage à travers les bibliothèques personnelles des autres lecteurs. J’appelle cela la chasse aux livres, et j’en fais depuis très longtemps : quand quelqu’un est mort et que la famille veut vendre la bibliothèque, elle contacte tel petit libraire de second main, on me téléphone… Nous sommes une dizaine à Istanbul, nous sommes connus pour être les meilleurs acheteurs, et ils savent bien quelle langue étrangère on connaît, quel sujet nous intéresse, donc on nous téléphone. J’y vais trois jours quatre jours successivement, quand il y a trois mille livres, et pleins de poussière d’ailleurs, je fais mon tri. On découvre des choses inouïes ! Donc je veux que mes livres vivent la même destinée après moi.

- Un livre dans une bibliothèque officielle, c’est pour vous un livre mort ?

C’est autre chose. D’abord je suis un fumeur, je ne peux pas fréquenter une bibliothèque ; et puis toute cette bureaucratie… En plus, ce qui est le plus important, une bibliothèque qui n’est pas privée exclut tout rapport tactile. Il me faut avoir le volume en main. Écrire sur un bout de papier le titre du livre, et le donner au bibliothécaire pour qu’il aille le chercher ? Non ça ne me dit rien ! Et une bibliothèque officielle est une sorte de lieu de culte, ce que je n’aime pas. Comme le musée, du reste, qu’il faut bien fréquenter, même si on ne les aime pas. Etsi tu connais un peu les sous-sols, tu les détestes en plus, parce qu’il y a des gens qui font des choix pour toi, qui enlèvent des milliers de pièces dans les dépôts, qui ne les exposent jamais.

- Votre livre avec des errances dans la bibliothèque et la possibilité d’une proximité est tout de même le livre d’un homme seul, qui rencontre les autres par les livres dont il décrypte le sens – et une personnalité. Votre homme est insulaire, mais vous dites quelque part aussi qu’une phrase peut être une île. Dans cette insularité, la rencontre des livres est donc à la fois hasard ou providence. Mais comment le pensez-vous, comme non croyant ?

Je ne suis pas un non croyant, j’ai peut-être une croyance un peu différente, je suis plus païen : il y a des dieux partout, il y a le dieu des rencontres, par exemple, qui s’occupe de tout : il s’occupe de nos rencontres avec les hommes et avec les livres. Donc je le salue en passant, c’est tout. Mais je ne fais pas de prière vers lui. C’est son boulot.

- Il est de figure humaine ? Quel est son visage ?

Il ressemblerait à Umberto Eco, peut-être.

- Ce serait un homme, un entremetteur, et non pas une mère maquerelle ?

Pour les rencontres entre êtres humains, je ne sais pas, c’est peut-être un androgyne. Mais pour les livres, de toute façon, ce serait un homme, parce que les femmes ont souvent de mauvaises relations avec les livres. Elles n’aiment pas la poussière, elles n’aiment pas le désordre, elles n’aiment pas qu’on dépense beaucoup d’argent en livres, enfin la plupart du temps. Ce n’est pas vrai de toutes les femmes, et c’est purement sociologique, traditionnel…, lié à la division des rôles : cela va changer. Depuis 150 ans il y a eu un changement ; avant, les femmes étaient tenues à l’écart du monde des livres, de l’écriture.

- A suivre...

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Notes

[1Enis Batur, D’une bibliothèque l’autre ; traduit du turc par François Skvor, – Préface d’Alberto Manguel (Bleu Autour, 2008).

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