Istanbul, correspondance
La scène se déroule dans le café d’Hamsiköy, un hameau perché dans les montagnes de la région de la mer Noire. Calés autour d’un poêle à bois et d’un thé brûlant, les représentants des 27 pays européens, dont 14 ambassadeurs, sont venus promouvoir l’action de Bruxelles auprès des PME turques. Mais les anciens du café n’ont qu’un sujet en tête : « Sarkozy veut fermer la porte au nez de la Turquie en nous parlant de partenariat privilégié ! Mais qui êtes-vous pour laisser la Turquie à la porte ? », gronde l’un d’eux.
Le chef de la délégation européenne à Ankara, le Français Marc Pierini, tente de le rassurer : « Les Etats membres sont libres de dire ce qu’ils veulent. Pour stopper le processus, il faut l’unanimité des Vingt-Sept, ce qui n’arrivera pas. Les négociations ne vont pas s’arrêter, c’est la réalité. » Du village d’Anatolie aux salons d’Istanbul, l’opposition répétée de la France à l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne a fait des dégâts. De quoi éclipser cinq ans de processus européen. Avec les élites francophiles, intellectuels et entrepreneurs, le divorce est consommé. Le refus français est devenu le symbole d’une Europe timorée et nourrie de préjugés. Pour ne plus hérisser les Turcs, la diplomatie française a donc décidé de ne plus parler de « partenariat privilégié ». A la place, on évoque pudiquement des « liens particuliers » entre Ankara et l’UE.
De passage à Istanbul, le secrétaire d’Etat aux affaires européennes, Pierre Lellouche, qui, il y a un an, défendait l’adhésion, a tenté de convaincre que la France et la Turquie devaient « se concentrer sur les intérêts communs ». « Nous avons une relation très importante sur le plan géopolitique et énergétique… Et pourtant, a-t-il dit, notre relation est dominée par des querelles sur la finalité du processus d’adhésion ».
La nouvelle position française – « le processus d’adhésion sans l’adhésion » – tient du funambulisme. Elle demeure inaudible dans une Turquie candidate à l’Europe depuis 1959. Dans les milieux turcs éclairés, elle est qualifiée au mieux d’« incohérente » voire d’« irrationnelle ». « Ce serait comme célébrer des fiançailles en sachant qu’on ne pourra pas se marier », a comparé Pekin Baran, vice-président du patronat turc, au lancement de l’Institut du Bosphore, un cercle de réflexion mis sur pied pour renforcer les liens franco-turcs.
L’émergence de la Turquie comme puissance économique, géopolitique et énergétique est devenue trop évidente pour continuer à être ignorée. Une diplomatie hyperactive a replacé le pays au centre du jeu régional et son influence culturelle se diffuse à travers le monde musulman, mais aussi dans le Caucase et en Europe orientale. Sa position géographique, argument habituel des antiadhésion (la Turquie n’est pas en Europe mais en Asie), est vue comme un atout : la Turquie s’est imposée comme carrefour des routes énergétiques à destination des marchés européens. Gaz de France courtise Ankara pour intégrer le projet Nabucco…
Economiquement, enfin, ce marché dynamique de 72 millions d’habitants garde un potentiel d’investissement alléchant. M.Lellouche n’a pas manqué de souligner l’intérêt français pour la construction du troisième pont sur le Bosphore. Les entreprises hexagonales régulièrement exclues des marchés publics ne veulent plus rester sur la touche. C’est ce qui risque d’arriver à Areva pour la centrale nucléaire turque, promise aux Russes. « Si la France espère sauver les gros contrats avec cette position ambiguë, elle se met le doigt dans l’œil », ironise un diplomate européen. Les milieux d’affaires soulignent aussi que Nicolas Sarkozy est allé vendre la France dans la plupart des pays émergents : Brésil, Mexique, Chine ou Kazakhstan… Mais qu’il continue étonnamment de bouder la Turquie, membre du G20 et 16eéconomie mondiale.
Malgré le discours apaisant, le processus européen de la Turquie est sensiblement freiné par l’attitude française : les cinq chapitres des négociations indissociables de l’adhésion restent bloqués. Une vingtaine de députés UMP militent pour que les crédits de préadhésion accordés à la Turquie, 3,9milliards d’euros d’ici à 2012, soient drastiquement réduits. « Les Français ne comprennent pas que l’on encourage financièrement ce pays à faire des réformes », estiment les auteurs d’un amendement au projet de loi de finances 2010.
« Un amendement de cohérence avec la politique européenne de la France », selon le député Richard Mallié. Cohérent aussi avec l’atmosphère qui a entouré la visite à Paris du président turc, Abdullah Gül, début octobre. D’Istanbul à Hamsiköy, les Turcs ont lu dans les journaux que leur président avait été accueilli avec « désinvolture » par M.Sarkozy, arrivé au Grand Palais pour inaugurer l’exposition « De Byzance à Istanbul », en mâchonnant un chewing-gum. La visite s’est effectuée au pas de charge, en douze minutes, dans une gigantesque bousculade.
Enfin, en essayant de convertir la Grèce et Chypre à sa position sur la Turquie, Paris commet une autre erreur d’appréciation. Les pays voisins ont intérêt à voir la Turquie se démocratiser et intégrer le concert européen. Le premier ministre grec, George Papandréou, s’est même prononcé pour une adhésion « dès 2014 ».
Courriel : perrier@lemonde.fr
Guillaume Perrier