Il aborde dans cet entretien les coulisses de la question de la fermeture des dershane qui enflamme le débat politique et médiatique depuis plus d’une semaine (voir la chronique précédente Hikmet Çetinkaya : « La guerre AKP-Fethullah Gülen » et l‘article de Jean Marcou sur l’OViPoT
Le projet gouvernemental de suppression des « dershane » ébranle la vie politique turque.). Pour Ahmet Şık, il s’agit là d’un simple conflit auxiliaire révélateur d’une vraie guerre de tranchées opposant le parti au pouvoir et la confrérie de Fethullah Gülen pour le contrôle des rouages clés de l’appareil d’État. Les membres de la confrérie Gülen poursuivent en effet une stratégie à long terme consistant à se rendre maître d’un certain nombre de centres de formation et de faire de l’entrisme dans les institutions clés de l’État turc, à savoir le Ministère de l’Éducation Nationale, la Sécurité (notamment les renseignements, le département de lutte anti-terroriste, le département de lutte contre la contrebande et le crime organisée etc) et la Justice.
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Les tensions entre l’AKP et la confrérie ont augmenté d’un cran avec la question des dershane. Que faut-il y voir au delà d’une question de gros sous ?
La guerre opposant l’AKP et la Confrérie a certes resurgi dans le débat public via la question de la fermeture des dershane mais il ne faut pas pour autant y voir là une simple lutte pour s’accaparer un butin financier. Cet aspect existe bel et bien mais en dernière instance le conflit en cours présente un caractère éminemment politique. Il s’agit à proprement parler d’une guerre pour le contrôle de l’État, non pas seulement de ses institutions visibles mais aussi des réseaux qu’il abrite en son sein, ceux de la contre-guérilla [1]. Il ne faut pas non plus se contenter de voir cela au seul prisme de l’actualité. Les débuts de cette guerre remontent en effet à la fin des années 70. Quant à la première véritable rupture entre le Milli Görüş et la Confrérie Gülen, elle s’est produite indépendamment de tout cela lors du coup du 28 février 1997 [durant le gouvernement islamiste d’Erbakan se voit poussé à la démission par l’armée] dont il est tant question en ce moment.
Comment se sont-ils réconciliés ?
Suite au traumatisme qu’a représenté le coup du 28 février, le premier rapprochement entre ces deux acteurs dominants de la vie politique et sociale a eu lieu avant les élections qui ont porté l’AKP au pouvoir, en 2002. Bien que l’AKP ait pu donner l’impression d’avoir rompu avec le Mouvement Milli Görüş dont il est issu, il continue en réalité de se placer dans une continuité vis à vis de cette tradition. En embrassant le néo-libéralisme au cœur de la mondialisation, il est parvenu à s’attirer le soutien de l’électorat traditionnel de la droite en apparaissant comme un modèle d’islam politique domestiqué. L’AKP avait besoin de chaque voix pour les élections où il jouant sa légitimité. Gülen quant à lui est un bon analyse de la vie politique et a le chic pour tisser des liens étroits avec tout acteur en position de prendre le pouvoir, quel qu’il soit. Leurs intérêts se recoupaient, ils ont donc passé l’éponge sur leurs brouilles passées. L’AKP apparaît alors comme une sorte de consortium entre communautés et confréries islamiques. Lors de ce premier mandat les gülenistes ont récolté comme les autres les fruits de leur soutien électoral, et ils ont su mettre [cette position] à profit pour investir l’administration judiciaire et policière, secteurs dont l’importance stratégique est apparue clairement quelques années plus tard. Cette pénétration par la Confrérie [des secteurs stratégiques de l’État] a en effet été le moteur principal des procès politiques qualifiés d’affaire Ergenekon et qui ont commencé lors du second mandat de l’AKP, après les élections de 2007. L’AKP et la Confrérie Gülen s’adossent aux mêmes milieux politiques et sociaux ; ils ont tiré une croix sur leurs brouilles passées et conclu un pacte durant tout le temps qu’a duré cette affaire qui a remodelé le visage de la Turquie, dirigé contre l’armée. Celle-ci était parvenue dans le passé à dresser ces deux organisations l’une contre l’autre [mais cette fois a fait les frais de cette alliance] dont elle est la principale responsable. La collaboration AKP-Confrérie a en effet commencé après le mémorandum du 27 avril 2007 [dernière tentative sérieuse de déstabilisation du pouvoir AKP par l’armée].
L’armée est donc responsable à la fois de leur inimitié [passée] et de leur collaboration [présente, du moins jusqu’à la rupture récente] ?
Tout à fait. On peut en réalité découper l’histoire du pouvoir AKP en trois périodes. La première période va des élections de novembre 2002 jusqu’à 2007. Lorsqu’on lit les notes prises par Özden Örnek [amiral en chef condamné à la prison à vie dans le cadre de l’affaire Balyoz], on constate que durant cette période Erdoğan apparaît comme ayant admis que les militaires faisaient partie intégrante du pouvoir. Örnek explique qu’étant tout à fait conscient du poids des militaires dans la politique turque il n’a pas de scrupules à partager le pouvoir avec eux. Mais les choses prennent une tout autre allure à la suite du mémorandum du 27 mai 2007 [voir sur l’OVIPOT : « Le général Yaşar Büyükanıt prochainement auditionné au sujet du « e-mémorandum » du 27 avril 2007 »]. Il faut bien reconnaître qu’à cette occasion le gouvernement a agi avec rectitude et agi comme il le devait pour contrer la tentative de déstabilisation. C’est à ce moment qu’Erdoğan a compris qu’en dépit du partage du pouvoir il s’était retrouvé pris à parti par l’armée et avait failli être renversé par un coup d’État. C’est alors qu’il décide d’engager un partenariat avec la Confrérie afin de déclencher le processus Ergenekon, dont les linéaments étaient déjà en place. Il était de toute façon convaincu par les documents et les informations mis à sa disposition que la question se réglerait par voie judiciaire, en muselant les médias dont une bonne partie ont été placés sous surveillance.
D’après toi la Confrérie a garanti à Erdoğan qu’elle allait régler l’affaire en faisant jouer son poids dans la police et la justice, et c’est ainsi qu’une alliance a vu le jour…
Oui c’est comme ça que je vois les choses. La priorité d’Erdoğan a tout naturellement été de repousser l’armée qui l’avait pris pour cible. D’ailleurs le seul bénéfice de ce processus ô combien problématique, contestable et constellé de nombreuses irrégularités et injustices a bien été de renvoyer l’armée à la place qui devrait être la sienne. Malheureusement cela s’est fait non pas par voie démocratique et légale mais avec les mêmes méthodes de contre-guérilla [coups tordus] dont l’armée elle-même avait usées. Il ne faut pas s’en étonner en voyant que la Turquie d’aujourd’hui se trouve qualifiée [sous-entendu : à raison] d’autoritaire, oppressive, antidémocratique, dictatoriale. Partant de là je considère la période allant de 2007 au 12 septembre 2010 comme la seconde phase du pouvoir de l’AKP et d’Erdoğan. La troisième période a quant à elle commencé avec le référendum de 2010 et voit Erdoğan refuser tout partenariat à la tête de l’État, prendre ses décisions seul et s’efforcer d’exercer un contrôle total dans l’exercice du pouvoir. Elle se poursuit jusqu’à aujourd’hui.
Lors du processus Ergenekon qui a officiellement débuté en 2007 la Confrérie a assuré le rôle de la contre-guérilla, ou disons qu’elle a mis son influence au sein de la police et la justice au service de méthodes qui sont celles de la contre-guérilla. Erdoğan l’a lui-même reconnu en qualifiant la Confrérie d’« État dans l’État ». L’AKP assume le volet politique de l’accord, la force déterminante sur le terrain est l’aile mafieuse de la Confrérie qui a noyauté les services policiers et judiciaires. La responsabilité de l’un n’est pas moins grande que celle de l’autre. Les deux organisations sont complices.
Est-ce que c’est la crise au sein du MIT [Organisation Nationale du Renseignement, services secrets turcs] qui a ouvert les hostilités ?
C’est une guerre dont les prémisses remontent à loin et qui s’est fait entendre périodiquement, mais c’est bien la crise des services de renseignement qui a servi de révélateur. Auparavant il y avait déjà eu l’attitude de Gülen qui minimisait les responsabilités israéliennes dans le massacre du Mavi Marmara, où se sont donnés à voir des différences de conception en matière politique étrangère. Ce qui s’est passé le 7 février 2012 [2] et par la suite était une tentative de coup d’État civil de la Confrérie dont le premier-ministre Erdoğan et Beşir Atalay constituaient les cibles principales. Derrière les dirigeants du MIT qui ont été pris pour cible c’est Erdoğan qui était visé. Si les membres des services secrets étaient venus faire leur déposition [auprès de la justice] ils auraient certainement été mis en détention. Par la suite les principaux instigateurs de ce « crime », à savoir le Premier ministre et le coordinateur du processus de négociation Beşir Atalay, se seraient retrouvés privés de la protection que leur offre leur immunité judiciaire et auraient également pu être placé en détention. Le gouvernement a senti le danger et paré le coup en adoptant une série de lois controversées [pour soustraire les agents de renseignement au champ de compétence du droit commun, et notamment aux lois anti-terrorisme, dans l’exercice de leurs fonctions] ; les membres de la Confrérie employés à des fonctions critiques au sein de l’administration, à commencer par les services de police et la justice ont également été chassés. Cette manœuvre a définitivement empoisonné les relations entre l’AKP et la Confrérie. Si le débat public porte sur la question des dershane, c’est bien le MIT qui constitue le champ de bataille principal de la guerre en cours. La mise en cause du MIT et de certaines personnalités bien définies n’est donc pas un hasard.
C’est à dire ?
J’ai indiqué qu’il s’agissait d’une guerre pour le contrôle de l’État. Or du point de vue de la Confrérie les services secrets constituent l’un rouage essentiels de la machine étatique. La Confrérie a pris dans ses rets l’administration sécuritaire, presque à la manière d’une araignée qui tisse sa toile. Les principales unités au sein de la Sécurité, à commencer par la Direction des Services de Renseignement, sont aux mains de la Confrérie. De même pour les Tribunaux Spéciaux , liés de très près à la police, qui ont été l’élément moteur des procès politiques et constituent la force de frappe de l’administration judiciaire. L’affaire Ergenekon a également montré que la Confrérie avait des connexions puissantes au sein de l’armée. Le fait que le conflit éclate à propos du MIT, à savoir le dernier palier des services de sécurité est d’après moi le signe que la Confrérie n’est pas parvenue à l’infiltrer autant qu’elle l’aurait souhaité. Si cette forteresse tombe à son tour, alors la force qui s’est rendue maîtresse de ces secteurs serait en position d’exercer un pouvoir total sur le pays. C’est ce qui s’est joué dans la tentative de déstabilisation du 7 février 2012 . Je pense qu’il y a une autre raison pour laquelle on a ciblé le MIT et Hakan Fidan.
Quelle est-elle ?
On avait déjà sorti des choses à ce propos dans BirGün. Aucun démenti n’était venu des parties concernées. Il n’y a pas d’inconvénient à rafraîchir un peu les mémoires. Il y a une note secrète dans les documents Wikileaks. La note précise l’existence d’une Union pour le Djihad Islamique, et mentionne les noms de cinq de ses membres qui présenteraient un danger pour l’espace aérien civil des USA. Ces noms, qui pour quatre d’entre eux sont liés à des organisations religieuses radicales comme Al Qaïda sont parus dans les médias. Mais celui qui nous intéresse est le cinquième nom. Dans le livre de Hanefi Avcı qui lui a valu d’être emprisonné sur la base d’accusations infondées [il a été condamné à quinze ans de prison pour appartenance à une organisation terroriste en 2013] figure un certain O.H.Ö dont il est dit qu’il serait le responsable des services de Sécurité au sein de la Conférie. Dans la note secrète il est fait mention d’une source en tant que « haut responsable au sein de la Sécurité qui nous adresse des renseignements fiables depuis des années ». On affirme que Ö.H.Ö a été mis en garde à vue par le FBI dans un aéroport des États-Unis où la Confrérie a déménagé ses archives. Les archives saisies sont alors transmises à la présidence par l’intermédiaire des services compétents. Là-dessus Hakan Fidan prépare un rapport sur la Confrérie à la demande d’Erdoğan, et par la suite commence une purge des hauts responsables membres de la Confrérie au sein de l’administration. Je suis d’avis que la fuite d’enregistrements audio contenant des propos de Fidan est en lien avec cette affirmation [3].
Cela signifie qu’il y a une lutte entre le nouvel imam et l’ancien imam [nom donné aux hauts responsables au sein de la confrérie Gülen] au sein de la Sécurité ?
Il y a bien une lutte au sein de la confrérie mais je ne pense pas que ce soit tout à fait ça. C’est une lutte qui oppose l’aile civile à l’aile militariste du mouvement. Lorsqu’on pointe la Confrérie du doigt pour toute une série d’illégalités et qu’ils ne sont pas en mesure de se défendre ils recourent alors systématiquement au même mensonge en déclarant que des membres de la contre-guérilla ou des agents ont probablement infiltré la confrérie étant donné son envergure. Mais pour ma part lorsque je parle de contre-guérilla, je fais référence aux personnes qui ont joué un rôle dans les procès politiques en chaîne qu’on a qualifié d’affaire Ergenekon. Les médias détenus par la Confrérie ainsi que ses porte-paroles les plus connus ont toujours soutenu ces activités de contre-guérilla. Et en arrière-plan ils ont toujours pris partie du côté de la police et de la justice à chaque fois que ceux-ci ont trempé dans des affaires illégales ou injustes en assumant le rôle du bourreau exécutant la peine. Si vous prenez place du côté de l’illégalité ça signifie que vous aussi vous êtes un agent ou un membre de la contre-guérilla. D’un autre côté je ne pense pas que la Confrérie soit parvenue à rester tout d’un bloc. Pour le moment ils sont en guerre avec l’AKP qui leur fait de l’ombre si bien qu’ils semblent unis, mais ça ne va pas plus loin. Reste qu’avant un Fethullah Gülen vieillissant et de plus en plus malade la lutte en cours sera probablement décisive pour savoir ce qu’il adviendra de la confrérie après le décès de celui-ci. Celle-ci est devenue un véritable holding qui s’est totalement coulé dans l’ultra-libéralisme et détient une force de frappe financière dont personne ne connaît l’étendue exacte mais qu’on dit immense. Qui parviendra à s’arroger le contrôle de cet argent, comment cet argent va être partager, autant de questions qui pèsent lourd.
Pourquoi passer à l’attaque contre le gouvernement sur la question des dershane si cette guerre est globale et comporte de multiples fronts ?
Le seul avantage de voir ce sujet rentrer dans le débat public est qu’il révèle l’état scandaleux de médiocrité et de délabrement dans lequel se trouve le système d’enseignement. Les dershane ne sont pas la cause mais la conséquence de cela. Les étudiants sont condamnés pour cette raison là à s’adresser aux dershane qui sont comme une tumeur cancéreuse sur un corps malade. Si la Confrérie a décidé d’ouvrir le débat sur cette question c’est qu’elle est consciente de cela, et qu’elle sait qu’elle pourrait facilement passer pour victime sur un sujet aussi sensible que celui-ci qui renvoie directement au problème d’un système éducatif focalisé sur les examens.Mais les arguments avancés par les deux partis concernés par la question sont aussi faux l’un que l’autre. Le problème n’est ni celui de l’égalité des chances dans l’enseignement ni le fait que les dershane seraient des parasites qui profiteraient de l’argent des gens. Le problème ce n’est pas celui d’une poignée de dershane. Le problème est politique, c’est celui du partage du pouvoir au sommet de l’État.
D’un autre côté les dershane représentent une source de revenus et une ressource humaine importante pour la Confrérie. On a ainsi affirmé qu’un quart du secteur, qui pèse plus de 4 milliards de livres à l’année [1,5 milliard d’euros] était aux mains de la Confrérie. Si vous ajoutez à cela les rentrées d’argent venues des ouvrages de préparation aux examens et des classes privées ouvertes au sein des dershane qui beaucoup plus onéreuses, cela représente une somme gigantesque. Lorsqu’on pense que plus d’un million d’écoliers et d’étudiants passent [chaque année] par ce système l’impact humain de l’affaire apparaît clairement. Ajoutez la question du poids que pèse la Confrérie au sein du système des dershane et le fait qu’elle compte également en son sein des écoles, des foyers étudiants et les résidences étudiantes dites Maisons de Lumière [habitations étudiantes gérées et encadrées par des membres de la confrérie Gülen], et vous comprendrez que d’après moi le gouvernement AKP a abordé la question comme un problème de sécurité nationale. S’ils semblent aussi décidés sur la fermeture des dershane c’est que cette question de sécurité nationale pèse directement sur l’avenir politique de l’AKP et d’Erdoğan. Il est intéressant de noter que le conseiller en charge de la question au sein du gouvernement d’Erdoğan est un ancien de la Confrérie.
De qui s’agit-il ?
Son nom a été divulgué sur les sites internet appartenant à des personnalités notoirement gülenistes mais nous nous contenterons de donner ses initiales : K.Ö. [Kemalettin Özdemir]. C’est Önder Aytaç [journaliste au journal Taraf] qui a le premier dévoilé le nom de cette personne connue pour être l’ancien Imam responsable de la Sécurité et qui a été inculpé lors d’un procès intenté contre Fethullah Gülen. Il a été le second à passer aux aveux après Nuretttin Veren. D’après Aytaç ainsi que d’autres porte-paroles de la Confrérie, K.Ö assurerait le rôle de conseiller dans la guerre menée sous la coordination de Hakan Fidan. On affirme également que K.Ö, qui propose la fermeture des dershane, aurait écrit sur le risque représenté par la Confrérie dans un rapport paru à propos des écoles. Je serais très curieux de savoir ce qu’il y a dans ce rapport et ce qui s’est dit pour la Confrérie en vienne à être décrite comme représentant un problème de sécurité nationale. D’après moi et d’après ce qui a pu fuiter la Confrérie cherche à transformer l’État en s’emparant de l’administration via l’enseignement [c’est à dire en formant de futurs fonctionnaires qui pourront noyauter l’administration]. Le problème n’est donc pas celui d’une poignée de dershane mais la question de savoir qui s’emparera de l’appareil d’État, de ses structures visibles comme des ses rouages cachés.
Qui sortira vainqueur d’après vous ?
Si cette guerre a vraiment pour but d’exterminer l’adversaire alors il n’y aura pas de gagnant. Ce serait, passez-moi l’expression, une sorte de guerre nucléaire, car je pense que les deux partis ont en leur possession des documents et des informations susceptibles d’exterminer l’autre. D’un autre côté les deux partis sont complices dans cette prise de pouvoir qu’on a appelé affaire Ergenekon. Or si l’on commence à enquêter là-dessus [sur tous les coups tordus derrière l’affaire Ergenekon] il est hautement probable que les acteurs de cette affaire finiront par échanger leur place avec ceux qui dorment en prison actuellement. Ils vont donc probablement s’efforcer de ruiner leurs pouvoirs respectifs avant de parvenir à un modus vivendi. Le plan poursuivi par la Confrérie est celui d’un gouvernement débarrassé d’Erdoğan à sa tête. Lorsqu’on examine le communiqué du 13 Août [4] on constate qu’il s’agit d’une déclaration de guerre ouverte. Une formation aussi pragmatique que la Confrérie qui jusqu’à aujourd’hui ne s’était jamais opposée [ouvertement] à aucune force s’est ainsi enhardie jusqu’à aller déclarer la guerre au leader et au parti le plus puissant de la scène politique. C’était bien calculé puisque c’est tombé juste après le mouvement de résistance de Gezi au cours duquel Erdoğan s’était retrouvé isolé vis à vis des États-Unis et de l’Europe. Mais le point important est de savoir à qui et à quoi la Confrérie s’est fiée pour s’enhardir à ce point. Cette guerre peut se terminer par un accord qui verrait Erdoğan se laisser convaincre par les responsables actuels de briguer la présidence et de laisser sa place [de premier ministre] un « despote éclairé ». Mais un dirigeant comme Erdoğan qui ne supporte pas de voir sa sagesse mise en doute et dont les aspirations dictatoriales sont depuis longtemps apparues au grand jour peut très bien décider de poursuivre la guerre jusqu’au bout. Je préférerais pour ma part qu’il opte pour le second scénario. Mais je pense néanmoins que l’attitude la plus vertueuse consiste à ne prendre parti pour aucun des camps, car ceux-ci ne combattent pas en faveur de la démocratie ou de la paix. Les deux sont en quête d’un pouvoir absolu.
Le référendum du 12 septembre 2010 est la pierre de touche de l’ordre oppressif qui a commencé en 2007 et se poursuit actuellement. Les chantres de cette aberration qu’a été le slogan « Oui par défaut » [5] qui ont été jusqu’à lancer des calomnies en traitant les opposants au référendum [les nonistes] de fascistes, de militaristes, de pro-putschistes et d’anti-démocrates, sans même parler d’esquisser une auto-critique, n’ont toujours pas compris qu’ils avaient eu tort. A moins qu’ils se refusent simplement à l’admettre. Je peux bien comprendre ce maigre espoir qui était le leur de voir juger les responsables du coup d’État du 12 septembre 1980 et d’arracher quelques maigres bouts de ficelle mais il était évident que les choses allaient tourner de cette manière. La politique est le domaine où l’on a le plus de chances de faire des erreurs mais l’important est de savoir regarder celles-ci en face. Le fait que ces personnes persistent à défendre les choix erronés qui on été les leurs durant la période les rend complices du régime d’oppression actuel.
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[Note de la rédaction de Turquie Européenne] : Nous pouvons aussi comprendre à notre tour l’amertume d’Ahmet Şık, des kémalistes et autres partis de gauche, mais le référendum proposait, ente autres, la réduction du pouvoir des militaires et leur mise sous tutelle du pouvoir civil, ce qui n’était pas négatif en soi... D’ailleurs l’Union Européenne avait aussi trouvé le contenu de ce référendum globalement positif. Le putch civil est - quand même - davantage à attribuer à la perte de crédibilité et à l’absence de contre-proposition davantage démocratique du principal parti d’opposition (CHP) tout rivé et crispé qu’il est sur les dogmes du « Père » notamment celui qui affirme qu’il ne peut y avoir d’autre contre-pouvoir à la « réaction » que celui de l’Armée. Alors que ce sont les mêmes qui se sont employés à éliminer de façon consciencieuse tout autre forme d’opposition en ne laissant aux électeurs que l’alternative droite conservatrice « laïque » ou droite conservatrice islamiste. Les intellectuels qu’il pointe d’un doigt accusateur ont appelé à voter « oui » en toute bonne foi et sont aujourd’hui très critiques envers la dérive autoritaire d’Erdoğan, ce qui les dégage de toutes prétendue bienveillance ou « complicité avec le pouvoir » ! Mais l’analyse d’Ahmet Şık n’en est pas moins pertinente pour le reste....