Un abcès de fixation dangereux
Pour éviter de nouvelles mises en détention à l’occasion des enquêtes pour corruption qui affectent son entourage, le gouvernement s’est empressé d’édicter une directive demandant aux policiers d’en référer à leurs autorités administratives de tutelle avant toute nouvelle arrestation. Loin de s’en tenir là, il opéré une série de purges dans la hiérarchie policière. Après s’être défait des ministres éclaboussés par les affaires et s’être restructuré autour de fidèles du premier ministre, il a pensé pouvoir écraser dans l’œuf la seconde manche des scandales le concernant, que le procureur Muammer Akkaş s’apprêtait à ouvrir en demandant la mise en détention d’hommes d’affaires en vue et probablement du fils du premier ministre, Bilal Erdoğan. Comme cela ne suffisait pas, le gouvernement a enfin carrément dessaisi le procureur récalcitrant (cf. nos éditions des 18 décembre 2013 :
« Le gouvernement turc atteint par des affaires de corruption de grande ampleur », 26 décembre 2013 : « Trois ministres démissionnent en Turquie sur fond de remaniement gouvernemental » et 27 décembre 2013 : « Turquie : le gouvernement menacé par de nouvelles affaires »). Cette contre-offensive devait favoriser une accalmie pour permettre au parti au pouvoir de rebondir. Or, ce scénario n’est pas au rendez-vous. Le blocage de la procédure engagée par le procureur Akkaş se transforme en réalité en un abcès de fixation qui enfle et risque de tout emporter le jour où il éclatera.
Une guérilla au sommet de l’État
Dénoncé comme contraire à l’État de droit par le HSYK (Hakimler ve Savcılar Yüksek Kurulu – Conseil supérieur des juges et des procureurs) et attaqué en justice par le barreau d’Ankara, la directive précédemment citée, qui avait mis des autorités de police judiciaire sous la tutelle d’autorités exécutives vient d’être annulée par le Conseil d’État (Danıştay). Cette décision de justice parviendra-t-elle à mettre un terme à la guérilla qui a fait rage ces 3 derniers jours au sommet de l’État, le nouveau ministre de la justice, Bekir Bozdağ puis le premier ministre en personne ayant condamné très sévèrement la prise de position du HSYK, en l’accusant même d’avoir violé la Constitution ? La tentative du gouvernement de passer en force risque en fait de créer une situation permanente de conflit entre la police et la justice, voire de provoquer des dissensions à l’intérieur de ces instances.
En outre, les occasions et les terrains d’affrontements potentiels ne cessent de s’étendre. Le leader du CHP, Kemal Kılıçdaroğlu, a déclaré que la Turquie n’était plus un État de droit parce qu’elle était entrée dans « un processus où les voleurs sont libérés et où les procureurs qui enquêtent sur le vol et la corruption sont intimidés par le gouvernement ». Le parti kémaliste a demandé par ailleurs au président de la République de saisir le DDK (Devlet Denetleme Kurulu, Conseil d’Inspection de l’État) des affaires de corruption en cours et s’interroge sur l’opportunité d’engager des poursuites contrepathétique4 le nouveau ministre de la justice, Efkan Ala qui, n’étant pas parlementaire, ne jouit pas d’une immunité comparable à celle de son prédécesseur, Muammer Güler. Face à cette confusion potentielle au plus haut niveau, l’armée s’est exprimée pour la première fois depuis le début de la crise pour faire savoir qu’elle n’avait ni l’intention de s’en mêler, ni celle de s’en désintéresser, en déclarant, notamment dans le passage le plus significatif d’un communiqué publié sur son site internet : « Les forces armées turques , se tenant prudemment à l’écart de toute opinion et formation politiques, servent la nation turque avec une loyauté totale. Elles fondent l’exercice de leurs devoirs sur un engagement destiné à faire prévaloir la loi et les principes démocratiques. Dans ce cadre, elles ont évité de faire quoi que ce soit qui puisse nuire à cette identité et, avec une immense prudence, elles éviteront les controverses politiques, mais elles suivront attentivement et de près l’enquête en cours. »
Nouvelles défections au sein du parti
Pour l’heure, les conflits sont aussi en train de gagner la formation au pouvoir. Trois députés de l’AKP (Ertuğrul Günay, Erdal Kalkan, Haluk Özdalga), qui faisaient l’objet d’une procédure disciplinaire au sein de leur parti pour avoir exprimé des désaccords à propos des scandales en cours, ont décidé de le quitter. Ces défections concernent certes des cercles marginaux. Les trois hommes étaient considérés comme les représentants de l’aile gauche du parti, le premier (photo à gauche), ancien ministre de la culture ayant rallié l’AKP en 2007 après avoir longtemps milité au CHP, le troisième s’étant ému il y a quelques jours de la rivalité opposant l’AKP et la confrérie Gülen, et ayant demandé un arbitrage du président Gül. Ces démissions font néanmoins suite à celle d’İdris Naim Şahin, le ministre de l’intérieur ayant précédé Muammer Güler. Il faudra observer dans les prochains jours l’attitude de personnalités centrales et fondatrices de l’AKP qui, à l’instar de Bülent Arınç ou d’Abdullah Gül, entretiennent un contentieux et une rivalité de longue date avec Recep Tayyip Erdoğan.
Recep Tayyip Erdoğan essaye de mobiliser ses partisans
Pour ce qui le concerne, le premier ministre continue de dénoncer un complot et à lui opposer la légitimité de son gouvernement, sortie des urnes. S’exprimant le 27 décembre, à Sakarya, puis à l’aéroport d’Istanbul, lors d’un meeting dans la soirée (photo), il a estimé à nouveau que les affaires de corruption n’étaient qu’un « prétexte », une « couverture », pour essayer d’en finir avec son gouvernement et il a appelé « le peuple » à défendre les dirigeants qu’il a élus, en faisant des parallèles entre la situation d’aujourd’hui et celles des années Menderes, ce premier ministre issu du parti démocrate, au pouvoir entre 1950 et 1960, avant d’être renversé par un coup d’Etat militaire. Selon Recep Tayyip Erdoğan, la Turquie est actuellement à la croisée des chemins. Décrivant pêle-mêle ses adversaires, procureurs, confrérie Gülen, mouvement Gezi, comme les tenants d’une Turquie ancienne, il appelé ses partisans à faire prévaloir une conception nouvelle du gouvernement du pays qu’il incarnerait. Significativement le journal gouvernemental Yeni Şafak, après avoir évoqué un complot américain récemment, s’en est pris aux Émirats Arabes Unis en les accusant de vouloir favoriser en Turquie une reprise en main comparable à celle qui s’est produite en Égypte et qui a vu l’éviction du président Morsi. Pour sa part, le premier ministre a rapproché les déboires qu’affronte son gouvernement à l’heure actuel avec ceux que lui avait causé la contestation de Gezi Parkı, en déclarant : « Ils ont échoué lors de Gezi. Maintenant ils font une nouvelle tentative. Mais ils ne réussiront pas. » Cette rhétorique populiste et la victimisation qui l’accompagne prennent des accents de plus en plus pathétiques, dans un contexte où le gouvernement semble de moins en moins en mesure de surmonter la crise et les tensions multiples qui l’affectent.