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Société altruiste ou secte ?

Le monde obscur du mouvement islamiste turc de Fethullah Gülen (1re partie)

lundi 20 août 2012, par Maximilian Popp, Trad. Aurélien Roulland

Des millions de musulmans à travers le monde idolâtrent le prédicateur turc Fethullah Gülen, qui aime se présenter lui-même comme le Gandhi de l’Islam. Son Mouvement Gülen dirige des écoles dans 140 pays et promeut le dialogue œcuménique. Mais ses ex-membres le décrivent comme une secte, et certains pensent que l’organisation secrète conspire afin d’étendre son pouvoir en Turquie.

La fille chante un peu faux, mais l’audience n’en est pas moins extrêmement enthousiaste. Elle chante une chanson turque, bien que son accent sonne allemand. La salle est décorée de ballons, guirlandes aux couleurs nationales allemandes de noir, rouge et or, et de croissants et étoiles aux couleurs turques rouge et blanche. Les membres de l’audience font flotter les drapeaux allemands et turcs.

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Rencontre entre Fethullah Gülen et le pape Jean-Paul II
Photo : Der Spiegel

L’association culturelle de l’Académie accueille les épreuves préliminaires des « Jeux Olympiques de la Culture » dans le grand amphithéâtre de L’Université Technique de Berlin. Des milliers de personnes sont venues voir le concours de talents. Ils applaudissent bruyamment lorsqu’une chorale de l’école de chant germano-turque Tüdesb entonne « Mon Petit Cactus Vert ». Et ils écoutent attentivement lorsqu’une étudiante récite un poème, pendant que des images de femmes tenant leurs enfants dans les bras apparaissent sur l’écran derrière elle. Le poème s’appelle « Anne », le mot turc pour « maman ». Le nom de l’auteur de ce poème, Fethullah Gülen, apparait sur l’écran pour un moment.

Tout le monde dans l’auditoire sait qui est Gülen. Des millions de musulmans à travers le monde idolâtrent Gülen, qui est né en Turquie en 1941 et qui est l’un des prédicateurs les plus influents de l’islam aujourd’hui. Ses fidèles ont fondés des écoles dans 140 pays, une banque, une compagnie de médias, des hôpitaux, une compagnie d’assurance et une université.

L’association culturelle qui accueille le concours à l’université de Berlin est aussi membre du mouvement Gülen. A partir de là il n’est pas étonnant que plusieurs participants soient élèves dans les écoles de Gülen, que les compagnies associées avec Gülen sponsorisent les jeux olympiques de la culture, et que les organes de presse ayant des liens avec Gülen soient présents pour en parler.

Les images de la soirée montrent des Allemands et des Turcs apprenant chacun les uns des autres, faisant de la musique ensemble, dansant et applaudissant. L’intention évidente est de mettre l’accent sur la coexistence pacifique des différentes religions. « Nous sommes le premier mouvement dans l’Histoire de l’Humanité qui soit complètement et entièrement dédié à la charité », déclare Mustafa Yeşil, un proche de Gülen à Istanbul.

Une secte semblable à la Scientologie

Les gens qui ont cassés les liens avec Gülen et sont familiers des fonctionnements internes de cette communauté racontent une histoire différente. Ils caractérisent le mouvement comme une société secrète ultra-conservatrice, une secte qui n’est pas sans rappeler l’Église de Scientologie. Et ils la dépeignent un monde qui n’a rien à voir avec les plaisantes images des Jeux Olympiques de la Culture.

Ces critiques disent que la communauté religieuse (connue sous l’appellation de « cemaat » en Turquie, littéralement : la communauté des fidèles) forme ses futures dirigeants à travers le monde dans de prétendues « maisons de lumières », un mélange d’une résidence d’étudiant collective et d’une école coranique. Ils décrivent Gülen comme leurs gourous, un idéologue qui ne tolère aucune contestation, et qui n’est intéressé uniquement que par le pouvoir et l’influence, non par la compréhension et la tolérance. Ils disent qu’il rêve d’une nouvelle ère dans laquelle l’islam dominera l’Occident.

Certains experts en viennent aux mêmes conclusions. Le sociologue néerlandais Van Bruinessen voit des parallèles entre le mouvement Gülen et la société catholique secrète de l’Opus Dei. L’historien américain et spécialiste du Moyen-Orient Michael Rubin relie le prédicateur turc au leader révolutionnaire iranien Ayatollah Khomeini. Selon un câble diplomatique obtenu par WikiLeaks en 2010, les diplomates américains considèrent le mouvement Gülen pour être « le groupe islamiste le plus puissant de Turquie ». Le mouvement Gülen, continue le câble, « contrôle les activités de publications, les échanges commerciaux, et les entreprises majeures de Turquie et a profondément pénétré la scène politique ».

Seuls de très rares ex-membres sont près à parler de leur expérience passée dans le mouvement, et ceux qui le font insistent pour que leur nom ne puisse pas être identifié. Ils ont peur de Gülen et de ses fidèles, peur pour leurs emplois, peur pour leurs vies et leurs familles.

Comme en prison

L’un de ses ex-membres, qui a accepté de parler au Spiegel sous un nom d’emprunt, est Serkan Öz, qui habitait dans une « maison de lumière » dans une grande ville allemande pendant quelques années. Il a opté pour la facilité immédiatement après être sorti diplômé d’un lycée allemand. Il a été attiré par les sermons de Gülen, qu’il a vu sur internet, parce qu’il sentait qu’ils réconciliaient la piété islamique avec la modernité occidentale.
L’ameublement ainsi que la vie quotidienne à la résidence, dit Öz, étaient plus de l’ordre de la sobriété et de la rigidité d’un monastère que de l’atmosphère relaxée d’un dortoir étudiant. Il n’y avait que des hommes habitant dans ses maisons, et l’alcool et les visites des femmes étaient interdites. Un superviseur, à qui tous les étudiants se référent comme « ağabey » (grand frère), déterminait la routine quotidienne, dictant quand il était temps de travailler, de prier ou de dormir. « Nous étions gardés comme si nous étions en prison » déclare l’ex membre. Öz lisait le Coran et étudiait les écrits de Gülen chaque jour.

Les maisons de lumière sont les fondations du mouvement, où les jeunes « fethullaci » (c’est ainsi que sont appelés les fidèles de Gülen) sont formés pour être de loyaux serviteurs. Les résidences existent dans de nombreux pays, incluant la Turquie, les États-Unis et l’Allemagne. Il y en a deux douzaines dans Berlin seule. La Cemaat offre aux enfants des écoles et aux étudiants d’université un foyer, souvent gratuit, et en retour il leur est demandé de dévouer leur vie à l’ « hizmet », ou service en Islam. 

Dans son livre « Fasildan Fasila » (de temps en temps) Gülen écrit qu’un élève doit être « sur la brèche jour et nuit » et ne doit pas être vu en train de dormir. « Si possible, il dort trois heures par jour, a deux heures pour d’autres besoins, et doit dévouer le reste entièrement à l’hizmet. En essence, il n’a aucune vie privée, exceptée dans quelques situations spécifiques ».

Les résidents des maisons de lumière sont aussi censés être prosélytes, et Gülen donne même son avis dans ses écrits sur comment faire à propos de cela. Les étudiants, écrit-il, doivent être amis avec les infidèles, même si cela signifie de cacher leurs vraies motivations. « Avec la patience d’une araignée, nous tissons notre toile pour attendre que les gens soient pris dedans ».

Interdit de regarder la TV

Plus Serkan Öz vivait sa vie en accord avec les règlements de Gülen, les « hizmet düsturlari », moins il avait de liberté. Par exemple, la cemaat essayait de lui dicter quelle profession il devait choisir. Il n’avait presque pas d’amis hors du mouvement.

Les autres ex-membres rapportent qu’il était fait pression sur eux pour se marier au sein du mouvement de Gülen. Dans certaines résidences, il y a des règlements qui interdisent de regarder la TV, écouter la musique ou lire des livres qui contredisent l’idéologie de Gülen, incluant les travaux de Charles Darwin et Jean-Paul Sartre. Certains résidents étaient forcés à couper les liens avec leurs familles quand les parents essayaient de résister à la perte de leur enfant au profit de la cemaat.

Serkan Öz a décidé de sortir de la maison de lumière. Maintenant qu’il est un rebelle, et les opportunités de carrière qui s’étaient ouvertes à lui se sont soudainement toutes refermées. Öz est devenu isolé, perdant ses amis et connaissances, son foyer religieux et, comme il le voit aujourd’hui, sa place dans le monde.

Les allemands ont consacrés beaucoup d’attention à l’islam ces dernières années. Il y a des conférences sur l’Islam et des projets de recherche sur l’intégration. Mais le public allemand ne sait presque rien de Gülen et de son mouvement, même s’il a plus d’influence sur les musulmans d’Allemagne que sur toutes les autres communautés. « C’est le plus important et le plus dangereux mouvement islamiste d’Allemagne » déclare Ursula Spuler-Stegemann, une spécialiste de l’islam de l’université orientale allemande de Marburg. « Ils sont partout ».

Rassembler Rabbins et Imams

Les membres de la cemaat dirigent plus de 100 établissements scolaires en Allemagne, incluant des écoles et des centres de cours particuliers. Ils ont grossièrement établis 15 « associations de dialogue », comme le Forum pour le Dialogue Interculturel (FID) de Berlin. Les associations organisent des conférences qui amènent ensemble rabbins, pasteurs et imams, aussi bien que des voyages offerts pour Istanbul.

Les fidèles de Gülen publient Zaman, le journal le plus distribué en Turquie, avec une édition européenne et des filiales à travers le monde, ainsi que le magazine mensuel The Fountain. Ils dirigent des stations de TV comme Ebru TV et Samanyolu TV. Barex, une association de recruteurs composée de 150 compagnies à Berlin et dans l’état fédéré voisin du Brandenburg, est aussi connue pour faire partie du réseau.

Rita Süssmuth, membre de l’Union Démocratique Centre-Droite (CDU) et ex présidente du parlement allemand, siège au comité consultatif du FID à Berlin. Les autres politiciens, tels que Jörg-Uwe Hahn, membre du libérale Parti Démocratique Libre (FDP) et le ministre de la justice de le länder oriental du Hesse, le très en vue politicien du CDU Ruprecht Polenz et le Social Démocrate Ehrhart Körting, qui fut ministre de l’intérieur de l’état fédéré de Berlin pendant des années, ont tous acceptés des invitations à des évènements organisés par la communauté Gülen.

L’un des plus grands succès de la cemaat est le lycée Tüdesb du quartier Spandau à Berlin. L’école a une bonne réputation, avec des classes de petites tailles, des professeurs motivés et un équipement moderne, et il y a toujours plusieurs candidats pour chaque poste. Les étudiants, dont la plupart sont d’origine turque, parlent turc et allemand, les leçons étant basées sur le programme de l’État fédéré de Berlin, et certains professeurs n’ont même jamais entendus parler de Fethullah Gülen. Les autres, cependant, sont connus pour reverser une part de leur salaire mensuel au mouvement. Pendant longtemps, l’école revendiquait n’avoir aucune connexion avec Gülen, mais maintenant le président directeur de l’association qui dirige l’école le soutient ouvertement.

Notes du traducteur :
En France, les prédicateurs de Gülen sont passés à l’offensive après les émeutes de 2005. Des centres d’étude ou de cours éducatifs ont tout d’abord ouverts à Strasbourg, Montfermeil, Vénissieux. A Pantin le centre « Études Plus accompagne une centaine de lycéens, à Villeneuve St Georges c’est le collège « Educ’Active » qui a ouvert. Le Fatiad (Groupement des Entrepreneurs Franco Turcs) promeut les échanges franco-turcs et finance les écoles. La Plateforme de Paris, tout aussi affiliée à Gülen, soutient le dialogue franco-turc et propose depuis 2007 des rencontres d’intellectuels franco turcs à l’Assemblée Nationale en partenariat avec la Revue Esprit.
Der Spiegel (le Miroir) est le plus grand et le plus influent hebdomadaire allemand d’investigation, créé par Rudolf Augstein en 1945-1947. Les magazines français Le Point et l’Express sont influencés par le modèle de der Spiegel.

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Sources

Altruistic Society or Sect ? The Shadowy World of the Islamic Gülen Movement
Der Spiegel Online - mercredi 8 août 2012
Traduit de l’allemand par Christopher Sultan
Traduit de l’anglais par Aurélien Roulland

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