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Turquie - Erdoğan : sultan, calife ou président…

jeudi 29 novembre 2012, par Jean Marcou

Erdoğan, le sultan, calife ? Une récente déclaration de Bachar el-Assad rappelle le titre du fameux ouvrage de François Georgeon, consacré au sultan Abdülhamit. La chaine anglophone russe Today Russia a en effet diffusé, le 9 novembre dernier, une interview du dictateur syrien (enregistrée au demeurant à une date inconnue), dans laquelle il déclare en particulier : « Erdoğan pense que si les Frères musulmans prennent le pouvoir (en Syrie), il pourra assurer son avenir. Personnellement il croit aussi qu’il est un nouveau sultan ottoman et qu’il peut contrôler toute la région comme c’était le cas pendant la période ottomane … Au fond de lui-même, il pense qu’il est un Calife. C’est ce qui explique qu’il ait remis en cause la politique du zéro problème (avec ses voisins). »

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Recep Tayyip Erdoğan avec son « frère » Bachar El Assad

À l’époque où les relations turco-syriennes se voulaient le symbole de la politique de bon voisinage d’Ahmet Davutoğlu, les deux dirigeants accompagnés de leurs épouses affichaient pourtant volontiers leur entente cordiale. Après le déclenchement du soulèvement syrien, en mars 2011, pendant un certain temps, le premier ministre turc a abjuré le chef de l’ État syrien, appelé encore à cette époque « ami » ou « frère », de mettre un terme à la répression et d’engager une transition politique véritable. Las ! Lorsque la Turquie a rompu avec le régime baasiste, pendant l’été 2011, des qualificatifs moins flatteurs ont commencé à voler ! Il y a un an, piqué au vif par l’autodafé d’un drapeau turc, lors des manifestations de partisans de Bachar el-Assad contre les représentations diplomatiques turques en Syrie, Recep Tayyip Erdoğan n’avait pas hésité à promettre à son ancien allié, le sort de Hitler, de Mussolini, de Ceausescu ou de Kadhafi ! (cf. notre édition du 23 novembre 2011 : « À propos d’une intervention turque en Syrie » ) Pour sa part, le leader syrien s’était jusqu’ici contenté de quelques sarcasmes à l’endroit du premier ministre turc. En le qualifiant ouvertement de « Sultan », et de « Calife », il reprend une accusation d’impérialisme néo-ottoman que la presse et les officiels syriens ont souvent colportée depuis que Damas est à nouveau en froid avec Ankara. Des suspicions syriennes avaient même d’ailleurs pointé, à l’époque de l’ancienne idylle avec le voisin turc, lorsqu’en décembre 2010, une déclaration malencontreuse (qui n’est pourtant pas certaine) du ministre turc des affaires étrangères, Ahmet Davutoğlu, faisant allusion à un « espace ottoman », avait fait réagir Bachar el-Assad. Depuis que la Syrie est entrée en rébellion, le régime de Damas a souvent mis le monde arabe en garde contre les ambitions néo-impériales qu’aurait la Turquie de Recep Tayyip Erdoğan, ce qui expliquerait le soutien de ce dernier à la rébellion.

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Réfugiés syriens passant la frontière turque

Pour l’heure, les propos du leader syrien n’amélioreront pas les relations turco-syriennes, au moment où elles connaissent un regain de tension. Au cours du dernier week-end, l’intensification des combats entre l’armée syrienne et les rebelles, le long de la frontière turque dans la région de Ras al-Ayn, ont à nouveau vu des obus ou des bombes frapper le territoire turc. Le 12 novembre, un soldat et deux civils turcs ont été blessés, tandis qu’on assistait à un afflux subi d’une dizaine de milliers de réfugiés syriens supplémentaires. Leur nombre serait désormais de 120 000 pour la seule Turquie. La Croix rouge et le Croissant rouge ont d’ailleurs lancé un nouvel appel aux donateurs internationaux, en annonçant que ce chiffre pourrait être bientôt de 170 000. Dans ce contexte inquiétant, le secrétaire général de l’OTAN, Anders Fogh Rasmussen, a rappelé également, que la Turquie était un « pays allié » que l’organisation qu’il dirige n’hésiterait pas à défendre, si besoin est.

Pour sa part, ces derniers jours, le premier ministre turc s’est employé à conforter son leadership en multipliant les déclarations fracassantes. Parlant au Forum international de Bali, le 9 novembre dernier, il s’en est pris à l’ONU en expliquant que le système international devait être réformé. « Le monde ne peut pas être laissé à la discrétion des 5 membres permanents », a-t-il affirmé, en souhaitant qu’il n’y ait plus que des membres permanents au sein du Conseil de sécurité, notamment parce que la Charte de l’ONU prévoit que tous les États membres sont égaux en droit. Mais c’est surtout des propos sur la peine de mort qui ont retenu l’attention de la presse et des médias internationaux.

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Erdoğan à l’inauguration de l’université qui porte son nom !

Le 3 novembre, le chef du gouvernement turc a en effet estimé qu’un rétablissement de la peine de mort permettrait d’en finir avec Abdullah Öcalan. Puis, lors du Forum de Bali, le 9 novembre, mettant en exergue des cas de criminalité extrême comme celui d’Anders Breivik, en Norvège, il a émis l’idée de rétablir la peine capitale en Turquie. Par la suite, cette nouvelle offensive a pris une portée beaucoup plus politique, notamment lorsqu’à Trabzon, le 11 novembre, il a affirmé qu’en la matière, il ne fallait pas s’en tenir à l’expérience européenne, mais observer que d’autres pays comme la Russie, les États-Unis, la Chine ou le Japon ont sur le sujet une approche différente. De tels propos ont été analysés par certains journalistes comme un défi adressé à l’Union européenne. Le porte-parole du commissaire à l’élargissement Stefan Füle n’a d’ailleurs pas manqué de réagir en rappelant que l’abolition de la peine capitale constituait l’un des « acquis politiques majeurs » dont l’Europe ne pouvait tolérer la remise en cause. Plus généralement, les déclarations réitérées de Recep Tayyip Erdoğan sur le rétablissement de la peine capitale ont entrainé une réaction en chaine des institutions européennes.

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Sadullah Ergin, le ministre turc de la justice

Alors que plusieurs représentants de l’AKP dont le ministre de la justice, Sadullah Ergin (photo) ont affirmé que le gouvernement n’avait pas un tel projet dans ses tiroirs, le reste de la classe politique turque a plutôt vu dans ce vœu de rétablissement de la peine de mort, une opération populiste visant à renforcer l’aura du chef du gouvernement au moment où des échéances électorales se profilent, notamment celle de la prochaine présidentielle qui devrait avoir lieu, en 2014, au suffrage universel direct, pour la première fois en Turquie. On sait que le leader de l’AKP caresse depuis longtemps le désir d’accéder à la magistrature suprême et que, à l’instar de ce qui s’est passé en France, la révision constitutionnelle, qui en octobre 2007 a instauré l’élection du chef de l’ État par le peuple, pourrait transformer le régime parlementaire turc actuel en monarchie républicaine.

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Le Film « Osmanlı Cumhurriyeti » - « La République Ottomane »

Cette présidentialisation pourrait toutefois prendre un autre tour, si le parti majoritaire parvenait à instaurer un véritable régime présidentiel à l’américaine, une option qui a les faveurs de Recep Tayyip Erdoğan. Ce dernier s’est exprimé de plus en plus souvent sur le sujet, ces derniers jours, et le vice-premier ministre, Bekir Bozdağ vient de déposer devant le bureau de l’Assemblée nationale un rapport prônant l’instauration d’un régime présidentiel. Le premier ministre, quant à lui, voulant répondre à ses détracteurs, a affirmé qu’il ne souhaitait pas nécessairement plagier le système américain, mais qu’il désirait avant tout « travailler dans un sens permettant de créer un système turc. » On devra alors peut-être parler de «  République ottomane  », sans prétendre toutefois s’inspirer du célèbre film « Osmanlı Cumhurriyeti » dont le sympathique sultan déchu (photo) n’a certes rien d’un président calife !

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