Cette mise en cause de la séparation des pouvoirs, l’un des principes fondamentaux, s’il en est, du libéralisme politique, n’a pas manqué de provoquer une riposte immédiate de l’opposition, et une de ces polémiques à rebondissements dont la vie politique turque a le secret. Kemal Kılıçdaroğlu, le leader du CHP, a notamment déclaré : « Si un premier ministre se plaint de la séparation des pouvoirs, ce qui signifie en fait se plaindre de la démocratie, il ne peut plus être premier ministre. Cela signifie que sa vie politique est terminée en termes de démocratie. Il ne peut même plus parler de démocratie et de liberté. Il ne peut plus être perçu comme le premier ministre d’un pays moderne. Il est un premier ministre qui a l’intention d’établir un sultanat, pour opprimer son peuple et pour restreindre la démocratie. » Les nationalistes du MHP se sont fait entendre également. L’un de leurs députés, Şefik Çirkin, ayant même été jusqu’à dire que le Recep Tayyip Erdoğan avait en tête son propre système, une formule qui, soit disant, n’aurait pas « d’autre équivalent dans le monde », n’étant même pas possible dans « un sultanat », et qui relèverait de la dictature pure et simple.
Pour sa part, le parti au pouvoir essaye de pacifier les débats, en expliquant que le chef du gouvernement a sans doute été mal compris. Cemil Çiçek, le président de la Grande assemblée nationale, a néanmoins paru abonder dans le sens d’Erdoğan, lorsqu’il a rappelé les blocages de la crise de la présidentielle de 2007, qui avait vu la Cour constitutionnelle annuler le premier tour ce scrutin sur la base d’une interprétation contestable de la Constitution, en exigeant la présence d’un quorum de 367 députés au moins, pour que les opérations électorales puissent commencer (cf. notre édition du 1er mai 2007 : « La Cour Constitutionnelle fidèle à sa réputation »). Cemil Çiçek a notamment estimé que, partout trois pouvoirs (exécutif, législatif et judiciaire) existent, et que le bon fonctionnement des institutions suppose une forme de collaboration entre ces instances, et en tout cas le respect mutuel des compétences de chacune, énoncées par la constitution.
Au-delà de ces banalités institutionnelles, et même si l’on peut aujourd’hui rattacher la Turquie, depuis les années 1950, aux régimes d’inspiration libérale, il faut se souvenir que la séparation des pouvoirs y a rencontré et y rencontre encore un certain nombre de problèmes. Aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, après la fin du système de parti unique kémaliste et l’instauration du pluralisme partisan, la Turquie est devenue un régime parlementaire, tout en conservant le cadre institutionnel et politique de la Constitution de 1924. Comme ce dernier établissait formellement une sorte de régime d’assemblée où la souveraineté était sensée appartenir totalement à la Grande Assemblée Nationale de Turquie, ce texte a conduit à un certain nombre de dérives politiques. Dans les années 1950, après la chute des kémalistes et, alors même que les Démocrates d’Adnan Menderes dominaient la vie politique turque (un peu comme aujourd’hui l’AKP), ce régime d’assemblée a indiscutablement favorisé une forte domination du parti majoritaire, en réduisant considérablement les droits et les possibilités d’action de l’opposition. En réalité, et paradoxalement, il faudra attendre, le coup d’ État de 1960 et la Constitution de 1961, pour qu’une séparation des pouvoirs voit le jour en Turquie, et que le régime parlementaire soit véritablement constitutionnalisé…
On comprend donc que la séparation des pouvoirs puisse être un sujet sensible dans un pays où elle n’a commencé à s’affirmer que tardivement, alors même que l’expérience constitutionnelle turque est beaucoup plus ancienne, remontant à la première constitution ottomane de 1876, et surtout à la seconde monarchie constitutionnelle (1908-1912). Faut-il donc voir dans le propos de Recep Tayyip Erdoğan, la concevant comme un « obstacle » à l’action du gouvernement de ce pays, une formule malheureuse ou bien doit-on penser qu’il y a là une véritable offensive contre les fondements libéraux de l’ordre constitutionnel turc ? Je serais tenté de répondre : « les 2 mon capitaine ! » Il est probable qu’à Konya, le premier ministre a d’abord voulu se plaindre des entraves procédurales que tout gouvernement rencontre dans la conduite de son action, mais en faisant allusion à des dysfonctionnements institutionnels plus profonds que ce pays n’arrive pas de longue date à surmonter et qui l’amène actuellement à voir s’enliser ses projets de réforme constitutionnelle. Car tout le problème est que cette mise en cause de la séparation des pouvoirs intervient, non seulement dans un contexte de réforme constitutionnelle, mais aussi dans celui d’un débat sur la forme que doit prendre le régime politique qui sortira de cette réforme, voire qui plus simplement s’imposera à l’issue de la tenue pour la première fois de l’élection présidentielle au suffrage universel de 2014.
Dans un tel contexte, rattacher ce qui n’a peut-être été au départ qu’un écart de langage au débat actuel sur la présidentialisation du système politique turc, n’a rien d’excessif. Certains objecteront peut-être que le régime présidentiel (à l’américaine) est plus respectueux de la séparation des pouvoirs que le régime parlementaire qui repose dans son essence sur une collaboration des pouvoirs. Mais, ce constat vaut surtout pour l’expérience américaine, et rien ne dit qu’une présidentialisation du système turc empruntera le même chemin. Il est même à craindre qu’une trop forte personnalisation du pouvoir dans un pays, qui a connu de longues expériences autoritaires, pourrait avoir des effets dévastateurs sur une démocratie encore jeune et, par certains côtés, fragile.