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Une année-test pour la Turquie (2)

lundi 16 avril 2007, par Semih Vaner

Source : Etudes, avril 2007

L’année 2007 sera pour la Turquie celle de toutes les consultations électorales : présidentielles (en mai), législatives (en novembre) et municipales. Les enjeux qui entourent ces scrutins sont loin d’être insignifiants. On peut estimer, pour reprendre le titre d’un précédent article, que le « pari de la démocratie turque » a été jusqu’à présent tenu. Il s’agit de savoir s’il sera consolidé.

- Suite de l’article N°1

La Grèce et Chypre

Les relations avec la Grèce ont pris une nouvelle tournure, bien que de nombreux problèmes en mer Egée ne soient toujours pas résolus (délimitation du plateau continental, des eaux territoriales, de l’espace aérien, etc) [14]. Un souci d’apaisement est perceptible chez les hommes politiques, les diplomates, les états-majors qui privilégient l’approche économique. L’acquisition de 46 % de la banque turque Finans par la Banque nationale de Grèce, en avril dernier, pour un montant estimé à 2,3 milliards d’euros, est une première, inimaginable il y a vingt ans.

Les choses sont plus compliquées en ce qui concerne Chypre. Avec le rejet du plan Annan par la partie chypriote-grecque de l’île, une bonne occasion a été manquée. La question chypriote vient également empoisonner les relations de la Turquie avec l’Union européenne. Le démarrage des négociations d’adhésion avec la Turquie, le 12 juin dernier, à Luxembourg, a failli buter, une fois de plus, sur cette question. Devant le blocage chypriote, la présidence autrichienne a décidé de transmettre directement le dossier aux ministres des Affaires étrangères de l’Union. Les négociations ont pu commencer. A l’exception de Chypre, tous les Etats membres, y compris la France, ont donné leur feu vert pour ouvrir et fermer, avec la Turquie, un premier chapitre des négociations consacré aux « sciences et technologies ». Ce chapitre est considéré comme « facile », car l’acquis communautaire y est très réduit. « Il n’y a objectivement aucun obstacle technique », estimait la Commission, pilote des négociations, qui recommandait, pour la Turquie et la Croatie, la fermeture d’un deuxième chapitre intitulé « Education et culture [15] ». L’ouverture et la fermeture de chaque chapitre se décident à l’unanimité des Etats membres, ce qui offre cinquante occasions de veto. Depuis le « non » français et néerlandais à la Constitution, « les règles du jeu ont changé et l’atmosphère est plus tendue ».

Huit mois après le lancement officiel des pourparlers entre l’Union européenne et la Turquie, sous présidence britannique, la fermeture d’un chapitre, même secondaire, donne un signal encourageant à Ankara. La France s’est finalement ralliée à la position majoritaire. Classée dans le camp des « anti-Turquie » à Bruxelles, elle ne pouvait compter sur l’appui de l’Autriche, contrainte, du fait de sa présidence, à une stricte neutralité. Toutefois, en décembre 2006, les négociations d’adhésion ont été gelées sur plusieurs chapitres – ce qui ressemble à la fois à un blocage et à une trêve.

La perspective européenne

Le processus d’intégration de la Turquie à l’Union européenne est pourtant irréversible. La Turquie est déjà non seulement en Europe, mais effectivement dans l’Union européenne ; la question de son intégration définitive et institutionnelle est une question de temps ; les négociations ne peuvent qu’accélérer ce processus. Néanmoins, les problèmes sont évidents.

Vue d’Europe, la Turquie est affectée d’une identité négative et fait figure de repoussoir politique. Aujourd’hui encore, la tentation est grande, chez nombre d’Occidentaux, de ranger le régime politique turc dans la catégorie des « dictatures » sans s’interroger sur les obstacles auxquels se heurte l’ancrage démocratique, et comme s’il s’agissait d’une fatalité, alors que le pluralisme politique y fonctionne [16].

L’Islam, « entrave sur la voie de la modernité », est perçu comme une religion qui génère inévitablement un régime politique « despotique ». La Turquie ne serait un pays européen ni géographiquement, ni culturellement ; elle appartiendrait à une autre culture, n’ayant vécu ni la Renaissance, ni le siècle des Lumières… Cette approche cache la vision d’une Europe « chrétienne » refusant l’intrusion d’un « étranger », même si ce terme n’est pas employé. La Turquie est considérée comme un acteur périphérique et secondaire, elle n’est pas évaluée à sa juste mesure ; pire, elle est perçue, pour reprendre un terme de Nonna Mayer, comme un lieu de « cristallisation des peurs ».

Le contre-argument des Turcs ou de ceux qui sont favorables (ils sont plutôt rares) à l’adhésion de la Turquie consiste à estimer que l’Europe est un concept, qu’elle ne saurait se replier sur des frontières immuables. A fortiori, elle ne saurait s’affirmer comme un club chrétien. De surcroît, le critère géographique étant insuffisant, la Turquie réclame haut et fort son européanité ; elle a participé historiquement et culturellement à la construction de l’édifice européen. Enfin, pacta sunt servanda : traités et accords existent, il en va de la crédibilité de l’Union européenne.

Deuxième objection, côté européen : l’Union européenne est en crise ; elle a connu un élargissement important, ces dernières années, vers les Etats d’Europe centrale et orientale ; la Constitution n’est pas adoptée dans plusieurs pays membres ; la Turquie est un « poids lourd ». Son adhésion, venant après celle de la Roumanie, de la Bulgarie, de la Croatie, ajoutera aux difficultés actuelles d’une Europe à vingt-sept ou trente. Elle risque aussi de s’accompagner de l’abandon des politiques européennes de solidarité.

La troisième objection comporte plusieurs séries d’arguments. Les premiers sont relatifs à la nature du régime politique : « pseudo-laïque » (« Si vous retirez l’armée, le régime s’écroule »), « pseudo-démocratique » (non-respect des minorités – kurde, notamment, mais aussi chrétienne). En outre, le fait d’avoir des frontières communes avec la Syrie, l’Iraq et l’Iran suscite une certaine frilosité. Ce sont des foyers de forte tension. L’Union européenne ne serait-elle pas impliquée nolens volens dans des conflits régionaux ?

Enfin, mis à part le dossier chypriote [17], s’imposerait la reconnaissance du génocide des Arméniens : ce dernier est particulièrement pénible, car il met en avant un travail de mémoire que la Turquie devrait s’imposer. Ce dossier, qui constitue, pour une part, un alibi pour empêcher l’adhésion, serait par ailleurs un tremplin pour de nouvelles revendications territoriales et financières.

Du côté turc, le problème est l’instrumentalisation de la construction européenne. Le projet européen est, à l’origine, celui de la réconciliation franco-allemande promue par la démocratie-chrétienne de Robert Schuman, de Konrad Adenauer, d’Altiero di Gasperi. La Turquie y est étrangère. Elle n’a pas ses Schuman, ses Adenauer, ses Gasperi. Certes, on pourrait dire la même chose de la Grèce, de la Slovaquie – voire, probablement, du Portugal et d’autres. Mais, ce qui manque du côté d’Ankara, c’est l’énonciation forte d’un projet européen, alors que la Turquie pourrait avoir une position de quasi-centralité dans une Europe redéfinie, car il est vrai qu’avec l’adhésion de la Turquie l’Union européenne sera d’une autre nature.

Le second problème est la méconnaissance, parfois profonde, aussi bien au niveau de la classe politique que des médias, du mode de fonctionnement de l’Union européenne. La classe politique turque ne se rend pas compte de l’incompatibilité qui risque de surgir, en cas d’adhésion, entre, d’une part, une conception trop rigide de l’Etat unitaire et de la souveraineté nationale, et, d’autre part, les principes de supranationalité et les mécanismes communautaires d’encouragement à la décentralisation. Cette difficulté risque de devenir patente dans la gestion de l’ethnicité. Mais c’est dans le domaine socio-économique qu’il y a le plus de problèmes, compte tenu de l’agriculture, des très fortes disparités spatiales et sociales, de l’énorme dette extérieure et intérieure, de l’évasion fiscale, de la protection sociale déficiente…

* * *

La Turquie, pays le plus puissant et le plus stable du Moyen-Orient, est à la fois européenne… du Sud et « moyen-orientale ». Ce ne sont pas les déboires d’Ankara avec l’Union européenne (l’Europe ne veut pas dire « oui », elle n’a pas le droit de dire « non ») qui font de la Turquie un pays du Moyen-Orient : c’est d’abord la présence de populations turkmène en Iraq, azérie et turkmène en Iran, dans le Caucase méridional et l’Asie centrale. Elle est aussi l’ancienne puissance dominante et fédératrice. Jusqu’à une date récente, la Turquie, ballon d’oxygène pour Tel-Aviv, a contrecarré la politique anti-israélienne des pays arabes et de l’Iran. Son devenir sera déterminé soit par une plus grande consolidation démocratique au sein de l’Union européenne, soit par une relative crispation souverainiste. Le titanesque projet américain de « Grand Moyen-Orient » voudrait la mettre en avant comme modèle de réussite de la « compatibilité » entre l’islam et la démocratie (question souvent mal posée). Pourtant, l’extension de l’influence de l’OTAN risquerait d’exacerber les fractures culturelles et, même « protégé » par le parapluie de l’OTAN, Ankara ne peut voir que d’un mauvais œil la force nucléaire de son voisin.

Ankara reste l’allié le plus sûr des Etats-Unis dans la région, et de nombreux points continuent de constituer des convergences d’intérêts : l’adhésion à l’Union européenne, la stabilité dans les Balkans, la protection d’Israël, l’acheminement des richesses énergétiques de la Caspienne et d’Asie centrale, etc.

Toutefois, un nouveau dossier émerge dans la région : l’Iraq, avec la perspective d’autonomisation de l’entité kurde du nord du pays. Sur ce point, les divergences risquent d’apparaître entre les deux alliés : les Etats-Unis sont contraints, dans les circonstances actuelles, de jouer la carte kurde, non pas en Turquie mais en Iraq.

* Semih Vaner est directeur de recherche au CERI, Paris. Directeur des Cahiers d’Etudes sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien (CEMOTI)

- Notes

[14] A la question d’une journaliste turque, s’il serait souhaitable de s’adresser à la Cour de Justice de La Haye pour trouver une solution aux différends sur l’Egée, Dora Bakoyani, la nouvelle ministre grecque des Affaires étrangères, répondait tout récemment : « Nous n’en sommes pas encore là. Et loin d’y être. Par principe, la Grèce prône le règlement pacifique de tout différend, quel qu’il soit, en se basant sur le droit international. Nous avons reconnu les compétences de la Cour de Justice de La Haye. […] Mais la Turquie n’a, jusqu’à présent, pas reconnu les compétences de La Haye. Dans ce cas, nous devons poursuivre nos efforts pour nous retrouver sur un point commun. La seule solution, c’est de saisir la Cour en se retrouvant sur une base commune. Nous menons depuis trois ans des pourparlers. Nous devons trouver des solutions. » Hürriyet, 9 juin 2006.

[15] Pour adhérer à l’Union européenne, les pays candidats doivent intégrer dans leur droit 80 000 pages de législation européenne, divisées en trente-cinq chapitres.

[16] On ne raisonnerait vraisemblablement pas de la même façon en ce qui concerne l’Argentine, pays de culture latine.

[17] Ce problème risque de connaître bientôt une certaine ritualisation, Chypre paraissant, à chaque réunion, intransigeante pour réclamer sa reconnaissance, en poussant jusqu’à une crise, quitte à se rallier au consensus, suite aux pressions des grands Etats.

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