L’année 2007 sera pour la Turquie celle de toutes les consultations électorales : présidentielles (en mai), législatives (en novembre) et municipales. Les enjeux qui entourent ces scrutins sont loin d’être insignifiants. On peut estimer, pour reprendre le titre d’un précédent article, que le « pari de la démocratie turque [1] » a été jusqu’à présent tenu. Il s’agit de savoir s’il sera consolidé.
Depuis le 2 novembre 2002, le Parti de la justice et du développement (AKP) [2] tient le Parlement, et Recep Tayyip Erdoğan le gouvernement. Pour la Turquie, c’est une longévité exceptionnelle, qui a des chances de durer si le gouvernement réussit des avancées dans les domaines économique et social. Le facteur politique ne sera pas moins déterminant. Il portera, comme au cours des années précédentes, sur trois points principaux : le débat sur la laïcité ; les agissements meurtriers du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) dans le sud-est de l’Anatolie et, en ce qui concerne la politique extérieure, les relations avec l’Union européenne et la gestion de l’inquiétante instabilité au Moyen-Orient, particulièrement en Iraq.
La laïcité en question
L’AKP est un parti attrape-tout, comme l’ont été beaucoup de partis de « droite » depuis l’instauration du multipartisme en 1946. Il s’agit d’une coalition d’intérêts et de couleurs politiques conservatrice, libérale dans une moindre mesure, avec quelques éléments sociaux-démocrates égarés. Toutefois, le « noyau dur » de la formation est d’inspiration « religieuse », au sens de ce terme dans le contexte spécifique de la Turquie. Il s’inscrit dans la deuxième des tendances qui s’opposent depuis la fin du xixe siècle [3] : l’une étatiste, élitiste, centralisatrice, nationaliste, laïciste, incarnée par l’aile dure des Jeunes Turcs d’abord, par Mustafa Kemal ensuite, aujourd’hui par le Parti républicain du peuple, le CHP [4] ; l’autre anticentralisatrice, mettant l’accent sur l’individu, encourageant l’initiative privée, faisant des « clins d’œil » aux sentiments pieux d’une grande partie de la population. Toutefois, du fait de l’armée ou des corps constitués de l’Etat, le système rejette les pratiques politiques trop ambiguës vis-à-vis de la laïcité.
Issu d’un quartier populaire d’Istanbul, l’ancien footballeur R.T. Erdoğan a fait ses premières armes auprès de son hodja [5], Necmettin Erbakan, avant d’exercer les plus hautes fonctions à la tête de la mairie d’Istanbul, un « Etat dans l’Etat ». Il y a acquis le sens des responsabilités et des affaires, et celui du rapport des forces ; il souhaite sans doute insuffler plus de « religion » à la société, voire à l’Etat, mais tente d’éviter toute stratégie frontale avec lui.
Si le parti contrôle encore un quart de l’électorat, c’est surtout grâce à ses valeurs conservatrices, qui correspondent à une réalité sociologique, et au rapport plus ou moins subtil de ses dirigeants à la religion. Il bénéficie de l’appui des artisans, des notables, des petites et moyennes entreprises de l’Anatolie centrale et orientale. Les ruraux fraîchement débarqués dans les métropoles d’Istanbul, Ankara, Izmir ou Adana, en recherche de travail et en quête d’identité, lui apportent volontiers leur soutien. Le parti entretient des liens avec diverses confréries, organismes religieux ou soufis qui contribuaient dans l’Empire ottoman à la cohésion de la société. Interdites par Mustafa Kemal, elles refont surface [6].
L’armée (le « parti militaire ») est la force la plus vigilante sur ce dossier de la laïcité. Elle recrute ses cadres dans les couches moyennes ou populaires et leur donne une éducation stricte. Malgré les clivages qui apparaissent au grand jour [7], l’institution militaire conserve son homogénéité et obéit à l’état-major issu des grandes académies militaires d’Istanbul. Si elle reste préoccupée par la rébellion du PKK et les innombrables tensions régionales, elle suit d’un œil attentif tout ce qu’elle considère comme une ingérence de la religion dans la vie publique : elle exclut les sous-officiers qui pourraient appartenir à des confréries ou afficheraient des pratiques religieuses.
Le président de la République, Ahmet Necdet Sezer, partage les inquiétudes de l’armée. Désigné par le Parlement, le Président a des pouvoirs limités, mais son rôle est important pour l’équilibre général, et assure une fonction symbolique non négligeable. L’enjeu de l’élection du prochain chef de l’Etat risque de devenir majeur dans les mois à venir, avec l’entrée en lice possible de R.T. Erdoğan : sa candidature serait perçue comme un défi par l’Etat et l’intelligentsia kémalistes.
Le CHP, le parti de Kemal, aujourd’hui dirigé par Deniz Baykal, un ancien politologue, ne manque pas une seule occasion de manifester sa mauvaise humeur face à ce qu’il considère comme des menaces sur la laïcité. Pratiquement seul parti d’opposition à l’Assemblée nationale, le CHP – rigide, pour ne pas dire fossilisé – est dans l’incapacité de faire face aux mutations de la société turque. Il joue un rôle de gardien des valeurs républicaines et laïques.
Parmi une myriade de formations partisanes, deux méritent attention, parce qu’elles ont des chances aux prochaines élections législatives : le Parti du mouvement nationaliste (MHP) et le Parti de la juste voie (DYP) devraient, en effet, franchir la barre des 10 % nécessaires pour une représentation au Parlement. Le MHP, ultra-nationaliste, nourrit encore l’illusion du panturquisme, visant à rassembler sous la même bannière les populations d’ethnie turque du Caucase, d’Iran, d’Asie centrale, voire de la Fédération de Russie. Sa réserve électorale peut augmenter, notamment en Anatolie centrale et dans les grandes villes, auprès des classes moyennes effrayées par la montée du nationalisme kurde. Le Parti de la juste voie (DYP), créé, au début de la décennie 1980, par Süleyman Demirel, ancien Premier ministre et ancien président de la République, a du mal à se faire une place durable dans l’espace libéral, pour deux raisons : la faiblesse des idées libérales dans la configuration ottomane-turque, et les affaires de corruption auxquelles il a été mêlé dans les années 1990 et actuellement avec l’affaire de Susurluk.
A Susurluk, en effet, un accident de la route devait révéler de façon spectaculaire les liens entre la classe politique, la police et « le milieu ». Cette affaire a eu un impact considérable sur l’opinion. C’est à partir de cette date que l’on s’est mis à parler de « l’Etat profond » ; autrement dit, des réseaux mêlant des officiers évincés, le milieu, des militants d’extrême-droite, des chefs de tribu se livrant aux trafics d’armes et de drogue, commettant des crimes politiques, poussant à la déstabilisation, etc. L’hypothèse de l’implication de « l’Etat profond » a été avancée après le meurtre récent d’un juge du Conseil d’Etat [8]. L’un de ces gangs nichés au sein de l’Etat fut responsable de l’assassinat de Hrant Dink, journaliste turc d’origine arménienne. Son meurtre a provoqué de vives manifestations de protestation et de solidarité.
La laïcité et la laïcisation (concepts proprement français) qui, dans le monde, n’ont trouvé de résonance qu’en Turquie et, dans une moindre mesure, en Tunisie, sont par essence autoritaires. Elles ont pris en Turquie parce que la trajectoire étatique n’est pas sans rappeler celle de la France, et parce qu’elles ont bénéficié d’un terrain théologique, historique et sociologique favorable. Elles ont bénéficié de la sécularisation, plus avancée en Turquie que dans tout autre pays du Moyen-Orient [9].
La question kurde
Si le système politique turc a encore des allures d’autoritarisme, c’est surtout en raison de la question kurde. « L’intégrité territoriale » et « la solidarité nationale » sont une obsession depuis les débuts de la République. Les années Turgut Özal produisirent un certain progrès dans le domaine des droits de l’homme ; on a pu commencer à discuter de la question ethnique et même à prononcer le mot « kurde » sans risquer d’être traîné en justice. L’ouverture des frontières aux réfugiés kurdes iraqiens en 1988, à la suite de l’utilisation par Bagdad des armes chimiques, fut tout à l’honneur de la Turquie, en dépit de moyens modestes. La législation militaire de 1983, qui stipulait « l’interdiction de l’usage public d’une autre langue que le turc », fut abrogée.
C’est, paradoxalement, dans ce contexte que le PKK, d’inspiration stalinienne, passa à la lutte armée en 1984, alors que le pays sortait du régime militaire. Dès les années soixante-dix, on y avait la conviction, partagée par la gauche radicale, qu’il fallait s’imposer par les armes. Le PKK a réussi à monopoliser le mouvement nationaliste kurde en Turquie durant la décennie 1990, mais pas à entraîner les provinces de l’Est, malgré sa « stratégie de guerre totale [10] », ni même à susciter une sorte d’intifada. Cette stratégie aura été suicidaire, parce que frontale contre l’Etat le plus puissant du Proche-Orient – sur le plan militaire en tout cas, même s’il ne réussit pas à assurer le développement de la région orientale.
Tout indique que le PKK fut encadré entre 1984 et 1999 par des Etats de la région, en conflits d’intérêt avec Ankara, comme la Syrie. De ce point de vue, l’arrestation au Kenya de A. Öcalan, le 15 février 1999, et son procès ne peuvent être dissociés du dossier kurde dans sa globalité. La dimension régionale de ce dossier est capitale. Or l’Europe occidentale veut ignorer les soutiens apportés au mouvement de guérilla kurde par les régimes syrien, iranien et grec. Vu les manipulations dont il a été l’objet à l’extérieur, l’attitude et la pratique de ses dirigeants, il est peu probable que le PKK puisse retrouver une légitimité et un espace politique aussi grands que par le passé.
La réponse de l’Etat fut tout aussi brutale. Une organisation de contre-guérilla, constituée dès la fin des années soixante avec l’aide logistique de la CIA, prétendait prévenir une « situation révolutionnaire ». Villages évacués et incendiés, menaces exercées contre les populations et autres exactions, dénoncées par les organisations humanitaires turques et étrangères, firent partie de l’arsenal répressif. Les escadrons paramilitaires, voire la kontrgerilla elle-même, furent soupçonnés par nombre d’observateurs d’être à l’origine d’exécutions judiciaires et d’assassinats d’intellectuels et de journalistes kurdes [11]. Quant aux éléments modérés, ils ne sont pas à l’abri, en cas de meurtre, d’une tentation de vengeance – ce qui relance la spirale de la violence. Ont été également créées en 1987, pour faire face au séparatisme, les milices kurdes de « protecteurs de village [12] », désignées et armées par un pouvoir qui prit ainsi le risque de transférer une partie de l’autorité de l’Etat à des instances non étatiques (environ 50 000 hommes). Armée, gendarmes et policiers s’épuisèrent à quadriller près de cinq mille villages et plus de sept mille hameaux de montagne. Selon des estimations partagées, la « logique militaire » aurait coûté à l’Etat environ 100 milliards de dollars en vingt ans, et à la société 35 000 morts.
Si la coercition étatique est réelle, la responsabilité des acteurs politiques ne l’est pas moins. En dehors du PKK, force est de constater la rareté des acteurs se réclamant du nationalisme kurde (intellectuels, hommes politiques…) dans le cadre du processus démocratique. Une certaine passivité consiste à attendre de l’Etat l’octroi des droits communautaires, quitte à le dénoncer violemment, plutôt que d’effectuer un travail de longue haleine. Elargir l’espace politique paraît pourtant la seule issue. Cette voie est certes semée d’embûches. Elle nécessiterait d’exiger de l’Etat une institutionnalisation de l’opposition politique capable de traduire les aspirations de la population kurde, tout en évitant de verser dans des organisations politiques strictement et exclusivement ethniques [13]. Elle supposerait également la prise en charge par l’Etat de la sécurité des opposants qui s’écarteraient de la stratégie sanglante du PKK. Depuis une quinzaine d’années, les formations politiques se réclamant de la spécificité kurde sont dans une position inconfortable. Elles sont coincées entre l’intransigeance d’une fraction dure de l’Etat et la terreur du PKK. Les intimidations sont nombreuses de part et d’autre. Enfin, le jeu d’interdictions et de reconstitutions auquel peu de partis ont pu échapper est extrêmement déstabilisant.
A suivre...
Notes :
[1] Cf. Semih Vaner, « Le pari de la démocratie turque », Etvdes, février 2003, p. 153-162.
[2] Adalet ve Kalkınma Partisi.
[3] Tendances que nous avons qualifiées de « dualité cardinale ».
[4] Cumhuriyet Halk Partisi.
[5] « Maître ».
[6] La plus influente est celle des Nakşibendi. Les Fethullahcı, du nom de Fethullah Gülen, un homme de religion opportuniste, sont issus de la mouvance nurcu des Nakşibendi. Fethullah Gülen a acquis depuis une vingtaine d’années une notoriété et une influence considérables. En exil doré aux Etats-Unis, il semble bénéficier d’une certaine protection, sinon de l’appui de l’administration américaine, au nom de l’« islam modéré ». Les sources financières de cette mouvance, présente en Turquie, dans les Balkans, au Moyen-Orient ainsi qu’en Asie centrale, ne sont pas aisées à déterminer.
[7] Notamment lors des départs à la retraite des officiers supérieurs.
[8] Ce meurtre a été commis par un avocat, aux cris de « Allah est grand ! » Or, plus que celui d’un religieux fanatique, l’acte révèle, d’après les premiers éléments de l’enquête, la responsabilité d’anciens officiers, de sous-officiers et de militants d’extrême-droite.
[9] La communauté alévie (plusieurs millions d’individus), d’obédience chi’ite, mais qui a ses particularités historiques et culturelles, a toujours constitué un contrepoids à tout dérapage de radicalisation religieuse. Une révolution à l’iranienne, balayant le pouvoir en quelques semaines, est impensable en Turquie.
[10] Guerre totale ponctuée par des appels à la trêve, afin de reprendre force et surtout d’apparaître comme un éventuel interlocuteur de l’Etat.
[11] Notamment dans les villes comme Diyarbakir et Batman.
[12] Korucu.
[13] Ce qui est d’ailleurs interdit par la Constitution, comme dans les démocraties occidentales.