En Turquie, la bataille autour de l’autorisation légale récente du foulard à l’université se poursuit dans la sphère publique parmi les groupes ayant des interprétations différentes du sécularisme, mais aussi parmi les femmes elles-mêmes.
En tant que symbole le plus visible de l’islamisation depuis les trois dernières décennies, le foulard était considéré comme une menace pour le sécularisme et l’égalité de genre, deux valeurs qui sont chéries par ceux qui se sentent investis de l’héritage de la modernité républicaine instaurée par Atatürk.
La dimension genrée du sécularisme est un trait intrinsèque de la modernisation turque. La « laicité » (en français dans le texte original), inspirée de celle française, signifie une volonté forte de l’Etat républicain de proposer une sphère publique d’où la religion serait absente, mais les femmes présentes.
Les réformes accomplies par l’Etat turc depuis la République d’Atatürk, qu’elles aient instauré des droits légaux (avec l’abolition de la sharia et l’adoption du code civil de la famille), des droits politiques (le vote des femmes et l’éligibilité), ou des droits à l’éducation (éducation conjointe des filles et des garçons), toutes ces réformes ont été au soubassement du couplage républicain entre sécularisme et droits des femmes.
Changement de paradigme
Depuis l’instauration de la République, les femmes ont ainsi été les marqueurs d’une sphère publique séculière et d’un « modern way of life » (lire aussi « occidental »). Or, aujourd’hui, le foulard déconcerte les imaginaires établis associant modernité, sécularisme et féminisme.
Le foulard regroupe en effet, en un symbole unique, à la fois une piété personnelle et l’assertion publique d’une différence islamique. Il est difficile d’en distinguer les significations religieuses de celles d’ordre culturel et politique. Ceux qui argumentent contre le foulard font des distinctions quant à eux entre les « bons » musulmans exhibant une foi « authentique » et les autres, qui exploiteraient son symbolisme « politique ».
Le foulard du paysan, de la femme travailleuse ou de la grand-mère est ainsi considéré par ces derniers comme traditionnel et pieux, et donc acceptable. Le foulard de la jeune femme (appelée le « turban » en Turquie) suscite au contraire des émotions puissantes, de la colère et de l’aversion dans la mesure où les distinctions faites entre le séculier et le religieux, qu’elles soient temporelles (la religion comme relique du passé) ou spatiales (la religion des marges de la société), ces distinctions ici disparaissent.
D’autre part, l’accès des femmes musulmanes à l’enseignement supérieur bouscule l’idée que le sécularisme équivaut à la modernité. Les femmes qui affichent le foulard se distancient des modèles séculiers de l’émancipation féministe, mais aussi recherchent une autonomie par rapport aux interprétations masculines des préceptes de l’Islam. Elles représentent donc une double rupture du cadre : à la fois contre le cadre des émancipations féminines séculières et contre celui des prescriptions religieuses masculines.
Elles veulent ainsi avoir accès à l’éducation séculière, suivre de nouvelles trajectoires de vie qui ne sont pas conformes aux roles genrés traditionnels, mais néanmoins mettent en scène et affirment un nouveau « moi » de piété. Elles sont en recherche de voies par lesquelles devenir musulmane et moderne tout à la fois... et transformer les deux.
Le foulard – un signe d’empowerment ?
Les significations passées établies autour du symbole du voile islamique subissent aujourd’hui une transformation : de la soumission des femmes musulmanes qui sont reclues dans la sphère privée, vers une image de femmes musulmanes montrant de l’assurance et investissant la sphère publique... L’action de se voiler, d’un stigmate et signe d’infériorité, est en cours de se transformer en un signe d’empowerment et de prestige pour les femmes musulmanes. C’est certainement un défi lancé aux conceptions séculières de l’émancipation féminine, mais aussi un défi lancé à un islam masculin qui identifie le voile avec la soumission à leur autorité.
L’autre face de ce débat
Les manifestations publiques contre la loi, initiées par des organisations de femmes, ont montré l’autre face féminine de ce débat – celui du sécularisme turc. La forme de sécularisme qui a été instaurée comme un principe de l’Etat républicain a souvent été considéré comme une idéologie « top-down » (NDT : des hautes couches vers les basses couches, plus ou moins sous-entendu autoritaire, centraliste, ou élitiste), une idéologie de surcroît de racine étrangère (inspirée par la « laïcité » française) et perçue comme destinée à disparaître si elle n’était soutenue en arrière-plan par le pouvoir de l’armée.
Cependant, dans la dernière décennie, nous avons vu que le sécularisme était une valeur indigène, défendue par les femmes d’organisations de la société civile, et passant donc ainsi d’une politique d’Etat à une « politique de la rue » (street-politics). Cela a été montré de façon particulièrement claire lors des manifestations de rue qui ont rassemblé des millions de personnes dans le pays et se sont étendues d’une ville à l’autre, y compris dans ces manifestations qui pendant l’été 2007 s’étaient mobilisées contre la candidature à la présidence d’Abdullah Gul en raison de son arrière-plan musulman et du voile porté par sa femme.
En dépit de la preuve du soutien de la société civile au sécularisme, cependant, les drapeaux et les slogans nationalistes qui ont été largement utilisés dans ces manifestations ont aussi révélé une persistance du caractère étato-orienté et nationaliste du sécularisme turc.
Sécularistes « démocratiques » et sécularistes « pas-si-démocratiques »
Le débat sur le foulard soumet le sécularisme à un test démocratique, plaçant sous la lumière les désaccords entre sécularistes libéraux et sécularistes autoritaires : tandis que les sécularistes de la ligne dure réclament la restauration de l’ordre (si nécessaire avec l’intervention de la force armée), les libéraux, eux, se montrent critiques envers le militarisme séculariste et le nationalisme républicain.
Car ces derniers ont pour objectif l’expansion des droits démocratiques et la liberté d’expression. Ils ont ainsi accordé leur soutien aux réformes démocratiques engagées par le gouvernement (islamiste modéré, NDT) dans la perspective d’adhésion de la Turquie à l’Union européenne.
Mais la nouvelle législation sur le voile a dupé ceux qui s’attendaient à un paquet législatif autre, - par exemple l’élimination de la loi pénalisant « l’insulte à l’identité turque » - destiné à étendre les modifications constitutionnelles en faveur de la liberté d’expression.
Une montée des revendications musulmanes ?
La nouvelle législation n’est pas basée sur des arguments religieux, mais au contraire, sur un argumentaire anti-discriminatoire, pour l’accès égal à l’enseignement supérieur, et par ailleurs, en conformité avec les normes européennes et le principe de liberté concernant les codes vestimentaires.
Mais dans l’ensemble, elle n’a pas pu surmonter la politique de crainte et de suspicion. La suppression légale de l’interdiction du voile à l’université inspire la crainte qu’elle ne soit un premier pas vers une intensification des revendications musulmanes et n’amène une généralisation du voile dans d’autres lieux que les universités, comme les écoles publiques, le Parlement, la fonction publiques et diverses professions.
Deuxièmement, il est craint que le voile ne gagne pas seulement en légitimité, mais qu’il soit utilisé aussi pour renforcer un Islam conservateur, notamment contre les étudiantes « non-voilées » des universités anatoliennes. La crainte est que, une fois les sécularistes placés en position de minorité, non seulement les droits des femmes cessent d’être respectés, mais que les femmes subiront intimidations et oppressions sous l’effet de la marée montante d’une vision conservatrice des rôles sexués et de l’Islam. Les « filles » d’Atatürk sont inquiètes pour la liberté de leurs propres filles.
Voilà pourquoi les sécularistes craignent les intentions de l’AKP (le parti Justice et Développement qui a acquis la majorité des votes lors des dernières élections générales – qu’ils soupçonnent d’avoir un agenda caché visant à promouvoir une culture religieuse conservatrice.
Surmonter la politique de la peur
Aucun de ces arguments ne peut être rejeté, particulièrement au regard de la force de l’islam politique et de ses pratiques invétées dans les pays voisins. Néanmoins, l’histoire n’est pas faite de mécanismes sociaux tous faits, et la force de la démocratie est d’ouvrir des possibilités pour le future et de renforcer l’action et l’interaction entre des forces diverses en compétition et en lutte. Mais la durabilité de la démocratie exige de surmonter une politique de la crainte et de la suspicion, y compris parmi les femmes.
Aujourd’hui, les femmes sont partie prenante des forces de pluralisme ; leurs subjectivités et leurs capacités d’être actrices, comme séculières ou comme musulmanes, affectent les dynamiques politiques en Turquie. Ce que nous apprenons de la Turquie est que les tensions entre sécularisme et islam se dévoilent dans le cadre de la vie quotidienne et des politiques concernant les femmes.
Les thèmes de l’islam et du sécularisme ne sont pas seulement des thèmes de l’Etat et de la politique masculine, ils sont surtout en train de devenir une affaire de femmes. Nous pouvons espérer qu’assurer une présence publique des femmes et leur liberté dans ce jeu sera une garantie de pluralisme et de diversité.
Nilüfer Göle, 2008