Mardi matin, 25 personnes ont été cueillies au saut du lit par la police turque, à Ankara, Istanbul, Trabzon, Antalya, dans le cadre de l’enquête sur la cellule ultranationaliste Ergenekon . Sans ménagement. Mais sans violence non plus, l’état major de l’armée a reconnu le bon déroulement de la procédure. Bien sûr le timing de ces arrestations à grand spectacle ne laisse pas trop de place au hasard : elles ont eu lieu le matin même du plaidoyer anti AKP du procureur Abdurrhaman Yalçinkaya et l’auront en partie éclipsé. Hürriyet note que le mandat d’arrêt est daté de l’avant-veille du coup de filet , ce qui laisse supposer une superposition volontaire des deux calendriers. En agissant ainsi, le gouvernement de RT Erdogan réagit sans doute en bête blessée et veut montrer son propre pouvoir de nuisance.
Et comme l’écrit Rusen Cakir dans Vatan : « Nous sommes en présence d’un fait très profond et complexe. La chose que l’on appelle Ergenekon est « présentée comme une organisation terroriste », mais elle a également des liens profonds avec le courant politique appelé « nationaliste –ulusalci ». Veut-on mettre fin à une « organisation terroriste » ou veut-on liquider un bloc qui fait l’opposition la plus virulente contre l’AKP ? On ne sait pas. Pour cette raison, la fin du procès sera possible à l’issue d’une décision politique. Considérer l’affaire comme une revanche du procès en fermeture de l’AKP serait la prendre trop à la légère. Les assertions selon lesquelles l’AKP veut poursuivre l’enquête pour faire peur à ceux qui veulent le fermer ne sont pas plausibles. Du moins, c’est un grand irrespect que de dire que les 11 magistrats de la Cour constitutionnelle se prononceront en tenant compte des gardes à vue. D’autre part, il n’est pas suffisant de présenter les événements comme « une lutte pour la protection de la démocratie face aux putschistes », comme le font certains. Car la Turquie connaît une lutte pour le pouvoir qui va au-delà de tout cela. Les personnes et les institutions qui étaient influentes dans l’administration du pays ne veulent pas céder leur place, de même que les nouveaux arrivants ne veulent pas partager le pouvoir avec les anciens. Les deux puissances ont des partenaires sociaux en Turquie et stratégiques à l’étranger. On ne voit aucune chance de paix, voire même de cessez-le-feu.”
Trop beau pour être une “opération mains propres ” à la turque… Mais ce constat ne disculpe pas pour autant les “putschistes” : le dossier Ergenekon est loin d’être une coquille vide. C’est un résumé des agissements de l’Etat profond contre l’AKP depuis 2002, comme l’écrit Ismet Berkan dans Radikal. Le procureur qui a préparé l’acte d’accusation , qui au bout de 13 mois d’enquête n’a toujours pas été rendu public, a accumulé 2500 pages de documents et de pièces à conviction. On est loin des 160 pages de copier coller pris sur google pour le procès contre l’AKP.
Parmi les “terroristes” présumés, on trouve deux anciens généraux : Hursit Tolon, ex commandant de la première armée, corps ô combien prestigieux en Turquie et Sener Eruygur, ancien chef de la gendarmerie et surtout, président de l’Association pour la pensée d’Atatürk (ADD), une organisation ultranationaliste qui s’est mise en évidence en 2007 pour avoir organisé les grandes parades anti AKP à Ankara et Istanbul, mais aussi des rassemblements dans le Sud-Est pour les martyrs de l’armée. Sener Eruygur est enfin l’un des instigateurs présumés des tentatives de coups d’Etat baptisés “Sarikiz” et “Aysigi”, révélées par le magazine Nokta en 2007 qui avait publié le carnet de bord de l’amiral Örnek, chef des forces navales de l’époque. La plupart des personnes arrêtées cette semaines étaient citées dans ces documents. Eruygur avait mis en route la machine à renverser les gouvernements au moment des discussions sur le plan Annan pour la réunification de Chypre. Soutenu par l’AKP, ce plan était violemment combattu par les militaires et par l’ancien dinosaure chypriote Rauf Denktas, qui ne dépareillerait pas au milieu des membres d’Ergenekon…
On trouve aussi d’autres officiers à la retraite comme Levent Ersöz, ancien responsable du renseignement de la gendarmerie, dont certains étaient actifs au sein de l’Association pour la pensée d’Atatürk. Des journalistes acquis à la cause, comme Mustafa Balbay, de Cumhuriyet, ou Murat Avar, correspondant de la TRT à Erzurum. Le président de la chambre de commerce d’Ankara, Sinan Aygün, dans le bureau duquel on a trouvé un revolver et qui dit n’avoir été arrêté que “parce qu’il aime Atatürk”.
Les premiers développements rapportés par les quotidiens turcs montreraient qu’une tentative de destabilisation du pays était imminente. Le 7 juillet, lundi prochain, des opérations devaient être déclenchées dans 5 provinces par les membres d’Ergenekon. Des manifestations violentes organisées par l’Association pour la pensée d’Atatürk pour soutenir les juges, dans une quarantaine de villes devaient mettre le feu aux poudres. La première devait être lancée à Antep, par le général Tolon et le patron de la chaîne nationaliste Kanaltürk. Des appels à l’interdiction de l’AKP devaient être lancés au cours de ces manifestations.
Mais surtout, une équipe de tueurs commandée par Osman Gürbüz, figure des milieux d’extrême droite, devait ouvrir le feu contre les manifestants et assassiner une série de personnalités à travers le pays, dans le but de semer le chaos. La presse alliée aurait ensuite pris le relais pour pousser l’opinion à soutenir un coup d’Etat.
Cette méthode, semer le chaos pour reprendre les rênes du pouvoir, a souvent été employée en Turquie, avant des coups d’Etat : dans les années 70, avec les attaques de l’extrême droite contre les militants de gauche ou les alévis et la terreur en Anatolie, ou dans les années 90, avec par exemple, les incidents de Gaziosmanpasa.
Le réseau est ancien. Le pedigree des membres est sans surprise : ex militaires et bureaucrates, l’association pour la pensée d’Atatürk ou l’association des juristes de Kemal Kerinçsiz, officines ultras bien connues. Des relais d’opinion, notamment au sein du journal Cumhuriyet, contre lequel des grenades avaient été lancées par de mystérieux terroristes… Des membres du parti des travailleurs de Dogu Perinçek, un groupuscule ultranationaliste, lui aussi impliqué dans l’organisation des manifs “laïques” de 2007 dont le but était d’empêcher l’élection d’Erdogan, puis de Gül, à la présidence. C’est aussi le journal du parti des travailleurs, Aydinlik, qui a publié la semaine dernière des accusations contre le président de la cour constitutionnelle, Hasan Kiliç, accusé d’avoir fréquenté un groupe islamiste dans les années 70… Une manière de discréditer celui qui fait figure de modéré parmi les magistrats et qui est l’un des trois juges constitutionnels à avoir voté contre la censure de la réforme sur le voile à l’université.
Si la plupart des inculpés auraient dû se trouver derrière les barreaux depuis belle lurette, la question est de savoir jusqu’où cette procédure relève de la justice. Certaines arrestations laissent craindre que l’AKP ne cherche à régler ses comptes, ou à réduire au silence ses opposants. Recherché par la police, Turhan Cömez est un ex député de l’AKP et proche collaborateur d’Erdogan, devenu l’un de ses premiers opposants, aujourd’hui persona non grata au sein du mouvement islamo conservateur.