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Turquie : orthodoxie, oecuménisme et diplomatie

mardi 2 septembre 2008, par Aslı Bilge, Samim Akgönül

L’opinion publique turque connaît cette institution sous le nom de Patriarcat grec (romain) de Fener (quartier d’Istanbul). C’est aussi le nom qui lui est officiellement donné. Ce dont on ne se rend pas compte dont on ne veut pas se rendre compte ou que l’on dénie si jamais on en prend conscience c’est que cette institution voit son lien organique avec Fener ou avec l’identité grecque de Turquie s’amenuiser chaque jour un peu plus.

Car en vérité, ce Patriarcat réduit à la dimension d’une Eglise locale avec la fondation de la République en Turquie s’est vu peu à peu et au fil de la conjoncture passer au statut d’Eglise globale. Et affirmer qu’elle « dépend de la sous-préfecture d’Eyüp, ou de la mairie de Fatih », qu’elle « ne remplit pas d’autre rôle que celui de leadership spirituel d’une poignée de Grecs stanbouliotes » ne procède pas d’autre chose que de la volonté de ne pas voir à quelle évolution elle est contrainte dans le nouvel ordre mondial.

Cette mutation n’est assurément pas nouvelle. Au 19e siècle avec la montée des nationalismes, le Patriarcat s’est peu à peu replié sur lui-même pour prendre l’allure d’une Eglise « ethnique ». Les autres groupes orthodoxes de l’Empire ottoman se sont peu à peu dotés de leurs propres églises nationales pour réduire Fener et son Patriaracat à sa seule dimension « grecque » et locale. Mais à la fin du 19e et au début du 20e siècles, du fait soit des migrations mondiales des peuples hellènes, soit de la diminution progressive de la composante grecque de la population turque à partir de 1923, la Patriarcat de Fener a peu à peu renoué avec sa dimension internationale. Son importance et sa crédibilité ont connu un accroissement inversement proportionnel au nombre des Grecs de Turquie. En particulier du fait de son autorité auprès de l’Eglise orthodoxe d’Amérique du Nord, il devait acquérir une dimension proprement transatlantique.

Cependant la principale raison de son passage d’une dimension locale à une dimension globale n’est pas sociologique mais géostratégique.

Lorsqu’au lendemain de la seconde guerre mondiale Staline comprit que le Patriarcat de Moscou pouvait être un important instrument de politique étrangère pour l’Union Soviétique et qu’il desserra l’étau maintenu jusque-là sur cette Eglise, les Etats-Unis ont cherché à développer un élément qui puisse contrebalancer ce développement. Fener correspondait tout à fait à cette mission. Et l’on imposa à la Turquie, tout nouveau membre de l’OTAN, le patriarche Atenagoras, citoyen américain.

A partir de cette date, le Patriarcat a peu à peu renoué avec une dimension internationale, tout en préservant son caractère d’Eglise grecque. Pour le dire autrement, il est peu à peu parvenu au leadership spirituel des orthodoxes grecs (il est problématique ici d’employer le terme « romain » désignant les Grecs d’Anatolie) de par le monde entier.
Malgré nombre de problèmes avec l’Eglise autocéphale de Grèce (en particulier au sujet des biens de l’Eglise des « nouvelles régions », le fait que 12 îles de la mer Egée plus la Crète ne relèvent pas du magistère d’Athènes mais de Fener, etc…), Athènes a fini par reconnaître tacitement son autorité internationale.

C’est avec les années 90 que s’accélère le passage du Patriarcat du statut d’église nationale internationale à celui d’une Eglise inter et multinationale. A cette époque lors de la chute de l’URSS, nombre d’Etats-nations auparavant liés au bloc de l’Est sont alors fondés : les partisans d’une sortie définitive de la sphère de domination moscovite se sont également mis en quête d’une alternative à l’Eglise moscovite et se sont tournés vers Fener.

La raison de son prestige auprès des groupes orthodoxes non grecs repose à la fois sur le fait qu’on le sait étranger à toute pression nationale et politique (le Patriarcat est une institution basée en Turquie ! S’il avait été basé en Grèce, cela aurait pu poser des problèmes) et sur la solide crédibilité internationale dont il jouit.

Lorsqu’elles acceptent de reconnaître l’autorité de Fener ces Eglises savent pertinemment qu’elles ne seront plus soumises à une pression telle que celle imposée par Moscou.

Le meilleur exemple en est certainement l’Eglise estonienne. La petite communauté orthodoxe de ce pays n’est quasiment pas partagée entre Moscou et Fener. L’Eglise orthodoxe apostolique d’Estonie soutenue par le gouvernement estonien a été reconnue comme Eglise indépendante liée au Patriarcat de Fener en 1996. Cette décision a provoqué une vive réaction de la part du Patriarcat moscovite. Moscou a alors rompu ses relations avec Fener avant de déclarer qu’il ne reconnaîtrait aucune Eglise en dehors de celle qui lui était liée à savoir l’Eglise orthodoxe estonienne. Fener et Moscou se sont ensuite réunis des dizaines de fois pour mettre un terme aux différends concernant la répartition des biens de ces deux Eglises sans pour autant parvenir à un moindre compromis durable.

Question ukrainienne

Mais plus important encore est tout ce qui concerne la quête d’autorité sur l’Ukraine considérée par Moscou comme son arrière-cour. La visite conduite par le Patriarche Bartolomeos du 25 au 28 juillet dernier et qui n’a pas suscité l’intérêt du moindre média turc revêt à nos yeux une importance capitale. Le Patriarche a été invité par le Président Youchencko (et à contre-cœur par le Patriarche russe Alexi II) lors de la célébration du 1 020e anniversaire de la conversion des Russes au christianisme.

A son arrivée en Ukraine, Bartolomeos a été personnellement accueilli par le Président Youchenko selon un protocole de chef d’Etat. Les rues de Kiev avaient été décorées avec des posters du Patriarche de Fener. Bien que l’Eglise ukrainienne relève de son autorité, le Patriarche russe Alexi II n’a pas été accueilli selon le même protocole. La raison ? La volonté ukrainienne de fonder sa propre Eglise comme un des éléments de sa politique visant à faire sortir ce pays de la sphère d’influence russe. Le Président Youchenko a en outre clairement demandé l’aide de Bartolomeos pour la fondation d’une Eglise ukrainienne indépendante.

Dans le cadre de l’accroissement de la respectabilité de Fener et du renforcement de la position de la Turquie, Bartolomeos en fin stratège considère positivement ces différentes ouvertures mais veille également à ne pas renverser violemment l’équilibre des forces en présence.
C’est la raison pour laquelle il a choisi de ne pas souffler sur les braises de la division au sein de l’Eglise ukrainienne.

Il n’en demeure pas moins que dans un contexte international où le fait religieux prend une telle importance, il est facile de voir que le Patriarcat de Fener risque de gagner encore en importance.

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Sources

Source : Radikal, le 9/08/2008

- Traduction pour TE : Marillac

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