En ce début février 2010, le conflit de « Tekel » a dépassé son 50e jour. Venus, le 15 décembre dernier, à Ankara, de toute la Turquie, 2000 travailleurs de l’ancien monopole turc des tabacs ont entrepris de se faire entendre, en tenant la rue aux abords des bâtiments officiels (cf. notre édition du 23 décembre 2009). Ils protestent contre les conditions de privatisation de leur entreprise, et en particulier contre l’application de l’article 4C de la loi N°657. Cette disposition prévoit, en effet, le reclassement des fonctionnaires ou agents d’une entreprise publique liquidée dans d’autres entreprises ou administrations publiques, mais dans des conditions, le plus souvent précaires (contrats temporaires) et avec des pertes très importantes de salaire (du simple au double). Beaucoup de travailleurs, qui ont fait l’essentiel de leur carrière chez « Tekel », ont peur de ne pas pouvoir retrouver un emploi, s’ils perdent celui qu’ils occupent actuellement ou s’ils ne sont pas reclassés dans des conditions satisfaisantes. Ils sont ainsi partis de chez eux, en décembre dernier, pour manifester dans la capitale, en promettant à leurs proches de ne pas céder… et ils ne cèdent pas. Campant parfois dans des tentes ou des abris de fortune à même la rue, réprimés plusieurs fois sans ménagement par la police, les travailleurs de « Tekel » hantent la capitale, depuis plus d’un mois, en dépit de conditions climatiques particulièrement rigoureuses (pluie, neige et températures glaciales).
Pour comble de malchance, la densité présente de la vie politique turque, avec les mises à jour à répétition de complots militaires par les médias, a fait passer ce conflit social au second plan de l’actualité turque. De surcroît, cette actualité tend à donner du gouvernement, qui soutient la démilitarisation de l’Etat et la démocratie, une image plutôt positive dans l’opinion, à l’heure où l’armée a de moins en moins la côte (cf. notre édition du 3 février 2010). Pourtant, le conflit s’est durci, une partie des travailleurs de « Tekel » entamant même une grève de la faim, ce qui a déjà conduit, dans les hôpitaux, les plus affaiblis d’entre eux. Le 17 janvier, une manifestation conséquente a rassemblé entre 50 et 10000 personnes dans les rues d’Ankara. Après l’échec, le 2 février, des négociations entre le gouvernement et les syndicats, le conflit s’est poursuivi à la recherche d’un second souffle. Le 4 février, en particulier, le syndicat Türk-İş a lancé une journée nationale de grèves et de manifestations, qui a eu un succès mitigé, et les travailleurs de « Tekel » ont repris leur grève de la faim.
Le gouvernement ne paraît pas décidé à céder. À la fin du mois de janvier, le vice-premier ministre Cemil Çiçek a essayé de se dédouaner, en expliquant que l’art. 4C de la loi 657 qui permet aux salariés de l’ex-monopole des tabacs de prétendre à l’obtention d’un contrat public pendant 11 mois, leur a apporté malgré tout une aide, là où, auparavant, il n’y avait rien. Il a rappelé que cette disposition avait même été d’abord applaudie par les syndicats. Cette semaine, toutefois, Recep Tayyip Erdoğan a employé un ton beaucoup plus dur à l’égard des manifestants, en évoquant « un mouvement idéologique contre le gouvernement », en dénonçant une « instrumentalisation » du conflit, et en menaçant de faire évacuer les rues de la capitale par la force.
Pourtant le gouvernement est de plus en plus gêné par ce mouvement atypique dont il n’avait pas prévu la ténacité. En premier lieu, se déroulant dans le cœur de la capitale, le conflit est particulièrement visible, notamment par les visiteurs officiels étrangers qui sillonnent tous les jours la ville. C’est ce qui explique que les responsables européens commencent à s’y intéresser. En second lieu, la durée du conflit lui donne, jour après jour, un tour plus dramatique ; les manifestants qui portent désormais des bandeaux noirs autour du front ou de la bouche, dénoncent « une forme d’esclavage », évoquent « l’inhumanité du gouvernement » et affirment leur détermination à « mourir dans l’honneur, plutôt que de vivre dans la misère ». En dernier lieu, au sein des classes populaires, ce mouvement entame l’image sociale et anti-impérialiste que le gouvernement a tenté de se donner, ces derniers mois, en faisant notamment traîner en longueur les négociations du prêt que doit lui allouer le FMI, au nom des intérêts de la Turquie et du souci de contenir les appétits financiers internationaux tandis que par ailleurs, il ne cessait de critiquer les ingérences occidentales au Moyen-Orient et de plaider la nécessité de laisser les peuples de la région gérer leurs propres affaires. Sur ce plan, en effet, le constat que font les travailleurs de « Tekel », évoquant une mainmise du capitalisme international sur leur pays est sans doute simplificateur, mais il fait mouche car l’ex-monopole turc des tabacs a été vendu en 2008 pour 1,72 milliard de d’Euros à British American Tobacco, qui est le deuxième trust cigarettier mondial.
JM