Le 3 mars 2010, la grande assemblée nationale de Turquie a ratifié le traité intergouvernemental signé le 13 juillet 2009, qui constitue la base politique et juridique du projet de gazoduc européen « Nabucco ». Ce traité a déjà été ratifié par les autres pays de transit signataires : la Bulgarie, la Roumanie, la Hongrie et l’Autriche. Cette ratification du parlement turc a été saluée par les responsables du projet comme un signe indiquant que le lancement de la réalisation de « Nabucco » était désormais imminente. Pourtant, si cette formalité apparaît comme une condition nécessaire à la poursuite de l’opération, elle ne signifie pas pour autant que l’affaire est définitivement entendue. Dès le 4 mars 2010, la Commission européenne a alloué un budget de 200 millions d’Euros pour commander les tuyaux, mais les fonds européens ne seront versés que si les possibilités d’approvisionnement en gaz se confirment dans les prochains mois. En bref, le tracé de « Nabucco » est une chose (presqu’acquise désormais), mais le plus important est désormais de mettre du gaz dans le tube. Et cela risque de n’être pas facile !
Pour comprendre les difficultés actuelles de « Nabucco », il faut revenir sur les enjeux politiques et stratégiques de ce projet. Lancé en 2002 et soutenu par un consortium de 6 compagnies (l’autrichienne OVM, la hongroise MOL, la roumaine Transgaz, la bulgare Bulgargaz, la turque BOTAŞ et l’allemande RWE), ce projet entend réduire la dépendance européenne à l’égard du gaz russe qui s’est révélée dangereusement, à l’occasion de plusieurs crises au cours des dernières années. Une bonne partie du gaz russe à destination de l’Europe transite, en effet, par l’Ukraine et les contentieux politiques ou financiers, fréquents entre ce pays et la Russie, menacent régulièrement l’alimentation gazière des Etats européens. Depuis le dernier élargissement de l’UE, cette dépendance à l’égard de la Russie s’est encore accrue pour atteindre 50% du gaz consommé en Europe, d’ici à 2020, cela pourrait aller jusqu’à 70%. L’idée des promoteurs de Nabucco est donc de contourner l’Ukraine et surtout de diversifier l’origine des ressources gazières européennes. Mais, depuis 2007, la Russie et sa fameuse compagnie « Gazprom », qui ne l’entendent pas de cette oreille, ont lancé un projet concurrent : le « South Stream ».
Concurrent de « Nabucco », le « South Stream » l’est d’abord sur le plan du tracé. Tandis que « Nabucco » doit relier la ville d’Erzurum dans l’Est de la Turquie à celle de Baumgarten der March en Autriche, en passant par la Bulgarie, la Roumanie et la Hongrie, le « South Stream » partant des côtes russes de la mer Noire entend rallier l’Italie ou l’Autriche via les eaux territoriales turques, la Grèce, la Bulgarie, la Serbie et la Hongrie, plusieurs routes étant proposées selon la destination finale du gazoduc. Cette concurrence de tracé n’est pas que géographique, car les Russes, fort habilement, ont réussi à recruter dans leur projet plusieurs pays européens. En effet, l’Italie et sa compagnie ENI constituent le principal partenaire de la Russie et de « Gazprom ». Et, outre la Hongrie, les Russes sont aussi parvenus à séduire la Turquie, en lui proposant de faire passer leur gazoduc par ses eaux territoriales en mer Noire ; un crochet qui n’était pas absolument nécessaire mais qui permet de renforcer le soutien dont bénéficie le projet et surtout qui constitue une pierre de plus dans le jardin des Européens.
Toutefois, si la bataille des tracés semble achevée, celle de l’approvisionnement est désormais lancée. Pour être rentable, les deux projets doivent acheminer à terme 30 milliards de m3 de gaz par an. Partant d’Erzurum, « Nabucco » apparaît comme la prolongation du gazoduc Bakou, Tbilissi, Erzurum (BTE) ouvert en 2006. Sa première source d’alimentation est donc l’Azerbaïdjan, mais le problème est que le gaz azerbaïjanais ne suffira pas à faire tourner « Nabucco ». D’autres fournisseurs sont donc actuellement démarchés : l’Irak, le Turkménistan et l’Egypte notamment ; le Kazakhstan, pouvant aussi entrer dans le jeu à plus long terme. Pour l’instant cependant aucun contrat ferme n’a été signé avec ces autres pays. Plus récemment un approvisionnement iranien, encouragé par la Turquie, a été évoqué, mais lui non plus n’est pas certain et de surcroît, il est regardé avec hostilité par les Etats-Unis et l’Union Européenne. En outre, la Russie s’est employée au cours des derniers mois à multiplier ses achats de gaz tant à l’Azerbaïdjan qu’au Turkménistan afin de priver « Nabucco » d’une partie des ressources qu’il pouvait espérer. Dès 2008, certains experts, américains notamment, ont estimé que les deux projets, « Nabucco » et « Southstream » n’étaient pas seulement concurrents mais qu’ils étaient aussi incompatibles. Il n’y aurait à la fois pas assez de gaz et pas assez de clients potentiels pour faire vivre les deux gazoducs. Cette opinion est néanmoins contredite par des experts européens bien sûr et par les experts turcs qui ont soutenu l’entrée de leur pays dans les deux opérations. Pourtant, on peut voir aussi dans l’attitude d’Ankara une sorte de pari n’impliquant pas forcément la viabilité des deux projets mais lui permettant d’être en tout état de cause dans celui qui l’emportera. En tout cas, le comportement turc est très révélateur des nouvelles orientations stratégiques de ce pays. En entrant dans le « South Stream », le 6 août 2009, quelques jours après s’être engagée dans « Nabucco » (le 13 juillet 2009), la Turquie a montré que, tout en maintenant son choix européen, elle ne négligeait pas les autres options que peut lui offrir sa géographie et son nouveau statut de puissance régionale.
S’exprimant récemment dans la presse allemande, après la ratification du traité intergouvernemental « Nabucco », le nouveau commissaire européen de l’énergie, Günther Oettinger, a confirmé que le projet avait avancé de façon importante au cours des derniers mois. Il est néanmoins resté prudent en estimant que, même si la construction du gazoduc commençait d’ici la fin de l’année 2011, il faudrait probablement attendre 2018 pour voir les premières livraisons de gaz commencer. Les compagnies gazières parties au projet sont néanmoins plus optimistes et maintiennent la date initiale de livraison, à savoir 2014. Selon la compagnie allemande RWE, le m3 de gaz transporté par « Nabucco » serait moins cher que celui du « South Stream ». Mais la bataille du gaz est loin d’être gagnée pour l’Europe, le commissaire Oettinger, tout en se montrant optimiste, a estimé que « Nabucco » avait « environ 65% de chances de voir le jour. »
JM