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Turquie : la provocation des « profonds » ?

lundi 18 juillet 2011, par Cengiz Çandar

Alors que les élections du 12 juin dernier avaient conduit au parlement le plus représentatif de toute l’histoire de la Turquie et, ainsi, relancé la double perspective d’une solution à la question kurde et d’une nouvelle constitution, la Turquie, toujours aux prises avec un boycott des nouveaux députés kurdes [BDP], renoue avec cette spirale de la violence bien trop connue : le 14 juillet dernier, 13 jeunes soldats et 7 membres du PKK ont péri à la suite d’un accrochage et d’un incendie de forêt.
En 2007, à la suite des précédentes élections législatives, la perspective d’une nouvelle constitution « civile » s’était déjà écrasée sur un regain de violence dans le sud-est du pays, suivi d’opérations aériennes lancées sur les bases du PKK situées au nord de l’Irak.

Cengiz Çandar, journaliste et spécialiste reconnu des rapports de force régionaux, est l’auteur d’un récent rapport sur les conditions d’un désarmement du PKK. Il revient là sur une évolution de la situation qui ne le surprend guère.

Le retour de militants du PKK par le poste frontière de Habur [à l’automne 2009, l’AKP avait voulu lancer son « ouverture » sur la question kurde en autorisant le retour de militants kurdes ; face au tollé suscité et entretenu par l’opposition, il avait interrompu son ouverture au lendemain de cet événement] avait fait dérailler l’ouverture démocratique du gouvernement sur la question kurde en 2009 ; aujourd’hui, le drame de Silvan (13 soldats turcs et sept Kurdes du PKK ont péri au cours d’un accrochage dans le sud-est du pays), semble avoir anéanti les chances de l’ouverture post-électorale que l’on attendait. Kemal Burkay [Homme politique kurde en exil depuis le coup d’Etat de 1980, fondateur du Parti socialiste du Kurdistan de Turquie] dont on attend prochainement le retour en Turquie après 31 ans d’exil a fait une déclaration écrite sur cette tragédie. Je le cite :

« Dans un proche ou lointain avenir, nous réussirons certainement à fonder un pays libre et démocratique et à y vivre les uns à côté des autres comme des gens civilisés, à égalité. Mais ces vies aujourd’hui tombées à terre ne nous reviendront pas. Ces vies ont été fauchées en leur printemps. Rien ne pourra apaiser la douleur de ceux qui les aimaient, de leurs pères et de leurs mères.
Une série d’actions violentes depuis les récentes élections et, en particulier, ce dernier drame, sont des pièges destinés à entraver toute initiative en direction d’une solution à la question kurde et de la rédaction d’une nouvelle et démocratique constitution. D’ailleurs, les milieux en quête de tels prétextes se sont aussitôt mis à faire pression sur le gouvernement et à mettre en accusation, et les initiatives démocratiques et le processus d’ouverture.
Il est du devoir de chaque personne qui a le sens des responsabilités, à commencer par le gouvernement, de déjouer ce piège. Le Premier ministre a parlé de « la main » se tenant derrière ce dernier événement.

Cette main, ou bien ces éléments, ces foyers de violence, il n’est guère besoin d’aller les chercher très loin. Nous savons, dans ce pays, qu’ils se tiennent dans les profondeurs de l’appareil d’Etat et qu’ils ont des prolongements jusqu’au cœur du PKK. Le gouvernement se doit d’être encore plus courageux pour démasquer ce piège et éclairer l’opinion publique. Le drame de Silvan se doit d’être éclairé de tous les points de vue possibles. Pourquoi un tel acharnement dans ce genre d’opérations sanglantes juste au moment où l’on attend de sérieux développements en direction d’une nouvelle constitution, d’une démocratisation et d’une solution à la question kurde ? Le BDP [Parti pour la paix et la démocratie, pro kurde] doit aussi jouer pleinement son rôle pour déjouer ce piège ; il doit se tenir à distance des positions qui servent les partisans du chaos, doit mettre fin à son boycott, et faire des efforts dans le sens du changement et de la démocratie... »

Du Premier ministre au BDP...

Bien, mais comment le Premier ministre apprécie-t-il la situation et le drame ? De la façon suivante :

«  Nos treize martyrs nous déchirent le cœur, c’est certain ; l’organisation terroriste et ses prolongements doivent se mettre cela en tête...Que face à ce genre de comportements et de mauvaises intentions, ils n’ont pas à attendre de nous quelque bonne intention que ce soit. Eux, comme leurs prolongements politiques. Nous, nous avons su faire preuve de la meilleure des intentions à l’égard de leurs prolongements politiques. Avec la meilleure intention qui puisse être, nous leur avons donné toutes les possibilités de poursuivre leur lutte sur le terrain démocratique. Mais les propositions qu’ils n’ont cessé d’avancer, relèvent d’approches totalement inconséquentes, d’approches qu’on n’a jamais vues de par le monde.
Jamais l’AKP ni un gouvernement AKP ne prendra place autour d’une table sur la base de ces propositions non sincères.
 »

De qui parle Erdogan quand il parle des « prolongements politiques » de l’organisation terroriste (PKK) ? Du BDP ! Le Premier ministre déclare qu’il a fait preuve des meilleures intentions à leur égard, et qu’il leur a donné toutes les garanties de pouvoir poursuivre leur lutte sur le terrain démocratique. Très bien, mais près de 3 000 membres du BDP sont en prison dans le cadre de l’affaire du KCK [Union des Sociétés du Kurdistan, considérée comme l’émanation civile du PKK, Parti des travailleurs du Kurdistan, en guerre contre Ankara depuis 1984 ; en décembre 2009, dans la cadre d’une enquête sur cette organisation, 35 responsables politiques kurdes, dont 8 maires, ont été arrêtés. Parmi eux, des personnalités élues le 12 juin dernier]. Il n’est personne non plus qui ignore ce qui leur est arrivé après des élections auxquelles ils ont participé dans des conditions très difficiles. Tout le monde a pu voir de quelle façon cavalière l’AKP avait poussé son candidat à reprendre le siège du député kurde invalidé, Hatip Dicle, par son candidat non élu...

Bref, sincèrement, on n’est pas très convaincu de ce que l’AKP ait pu faire preuve des « meilleures intentions du monde envers les prolongements politiques... ». Il est évident que ces paroles du Premier ministre seront perçues comme la déclaration de rupture du dialogue entre l’AKP et le BDP, comme une déclaration de guerre, non seulement au PKK, mais aussi au BDP.

Un coup du DTK porté au BDP

Malgré cela, par le biais du DTK [Congrès pour une société démocratique, plate-forme politique kurde élargie, comprenant le BDP], et parallèlement au drame de Silvan, le BDP s’est lui-même placé sous la coupe d’une « autonomie démocratique » proclamée à Diyarbakir lors d’une réunion à laquelle prirent part 850 personnes et dont la forme évoquait une sorte de fête de fin d’année. Pour le dire autrement : avant même les salves du Premier ministre, par cette proclamation « d’autonomie démocratique », le DTK avait porté un sérieux coup au rôle parlementaire de l’une de ses composantes, le BDP.

La déclaration « d’autonomie démocratique » du DTK est un inextricable salmigondis, une formule mi-chèvre, mi-chou. Alors que le boycott parlementaire du BDP se poursuit, « l’autonomie démocratique » ne peut avoir qu’une seule conséquence politique : « l’exacerbation de la violence, la continuation du bain de sang, et de nouvelles pertes en vies humaines... » Ou, pour le dire autrement, la mise hors course du BDP et le monopole de l’initiative laissé au PKK.

Une telle situation rejoint les paroles suivantes du Premier ministre :
« S’ils veulent la paix, ceux-là, il n’y a qu’une chose qu’ils puissent faire, et c’est la suivante : l’organisation terroriste déposera les armes une bonne fois pour toutes. Tant qu’ils n’auront pas déposé les armes, les opérations ne s’arrêteront pas et le processus n’ira pas plus loin... Dans ce pays, il n’est plus de problème kurde, dans ce pays, il y a un problème PKK, et nos concitoyens d’origine kurde ont des problèmes... Mon frère turc a lui aussi des problèmes. Comme les Lazes, les Bosniaques, les Albanais, les Géorgiens et les Roms... »

Retour aux années 1990 ?

Il n’y a dans ce discours que très peu de différences avec le discours qui était celui des années 1990 [Les années noires de la guerre contre le PKK]. La différence fondamentale est « psychologique ». En 2011, il existe une Turquie dont la confiance en soi est très forte, dont l’économie est bonne, et dont le profil international est correct. Et peut-être que le Premier ministre pense qu’il pourra régler le « problème du PKK » en se disant que, « ma foi, si ce doit être la guerre, alors ce sera la guerre. » De toutes façons, étant donné qu’il n’est plus de problème kurde...

De mon propre point de vue, il n’y a rien de surprenant d’en arriver là aujourd’hui, avec ce genre d’événements. Car, pendant neuf mois, j’ai parlé des jours durant avec des dizaines et des dizaines de personnes, des responsables d’Etat aux leaders PKK de la montagne de Kandil (Irak), en passant par d’anciens dirigeants ayant rompu avec le PKK, et des personnalités de l’opposition kurde au PKK, avec des membres du BDP ; j’ai lu des milliers de pages et rédigé un rapport de cent pages intitulé : « Sortir du maquis – Comment le PKK déposera-t-il les armes ? - Débarrasser la question kurde de la violence » [Rapport rendu il y a trois semaines dans le cadre du Think tank TESEV]

Un point souvent atteint

Grâce à ce travail, je me suis rendu compte que nous nous étions très souvent retrouvés dans une situation de ce genre. J’en ai appris bien plus que ce que j’ai pu apprendre en quarante années, quant aux réflexes mentaux des principaux acteurs de ce problème, à l’arrière-plan de la question, à la psychologie des Kurdes parties prenantes au problème, à la structure du PKK, etc.

Le rapport a suscité l’intérêt de l’opinion publique et l’on continue d’en discuter. En dehors des officiers en retraite qui étaient partisans, dans les années 1990, d’une politique d’assimilation des Kurdes et des ultras-nationalistes anti kurdes, il y a eu assez peu de critiques. La seule exception fut celle de Mustafa Karasu, proclamé « idéologue du PKK » et considéré par certains comme l’un des représentants de la « ligne dure » de l’organisation, qui m’a accusé d’avoir écrit ce rapport dans la « perspective de l’AKP » et de « renvoyer la politesse à l’AKP ».
Au même moment où Öcalan me salue en citant mon nom depuis son île-prison d’Imrali, et, une semaine plus tard, fait positivement référence à mon rapport. Libre à chacun d’interpréter tout cela.

Je sais que lorsque s’esquisse une possibilité de rapprochement entre les parties en direction d’une solution, au sein du PKK, comme au sein de l’appareil d’Etat, il en est qui sont prêts à en torpiller toute possibilité et qui désirent maintenir « l’option de la guerre » tout en haut de l’agenda.

En dehors de certains appuis extérieurs et régionaux du PKK, comme le dit Kemal Burkay, que la « Turquie profonde » ait pris place au cœur du PKK n’est un secret pour personne. Ni même que de tels « acteurs » disposent à tout moment des pièges sur le chemin de la Turquie. Faire toute la lumière sur la façon dont ont péri brûlés 13+7 jeunes est tout particulièrement important pour comprendre la façon dont ce piège est posé.

C’est le lot de la politique ; il ne peut être aucune force capable d’empêcher ceux qui, malgré toute la conscience qu’ils en ont, veulent sauter à pieds joints dans ces « pièges ». À ceux qui se demandent ce qu’il convient de faire dans de telle situations désespérées, je recommande vivement la lecture attentive de mon rapport. À eux, ainsi qu’à notre gouvernement.

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Sources

Source : Radikal, le 16/07/2011

- Traduction pour TE : Marillac

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