- Fatma Şahin
- Ministre des Affaires Familiales et Sociales
Deux chiffres pour situer le problème : 9% de femmes députées ; 1 femme ministre.
La confirmation de l’élection de tou(te)s les député(e)s n’ayant pas encore pu avoir lieu à la suite du contentieux politique sur les élus poursuivis en justice ou incarcérés, on ne dispose pas encore, à la mi-juillet, du nombre exact de femmes élues lors des législatives du 12 juin dernier : entre 50 et 60 vraisemblablement. C’est, au pire le même nombre (50), au mieux une légère augmentation par rapport à la législature précédente. Mais sur 550 sièges, cela ne représente toujours que 9 à 10% de femmes députées.
D’autre part, le premier ministre Recep Tayyip Erdoğan a rendu publique le 6 juillet la composition de son nouveau gouvernement : sur 26 ministres, une femme. Parlementaire depuis 2002, élue AKP de Gaziantep, Madame Fatma Şahin prend la tête d’un nouveau ministère, les Affaires familiales et sociales. Hiérarchiquement elle est en 6e position dans la liste des ministres. Par rapport au gouvernement précédent (formé après les législatives de 2007, déjà marquées par la victoire de l’AKP), le nombre de femmes ministres est donc… divisé par deux. Comme l’ont relevé les éditorialistes de la presse turque, et plus encore les mouvements féministes, le moins que l’on puisse dire, c’est que l’on ne progresse pas en matière de parité au sein de l’Assemblée et des gouvernements turcs…
À l’issue de ces législatives du 12 juin, la politique reste donc, en Turquie, une affaires d’hommes. Pourtant (on le répète d’ailleurs souvent pour critiquer le retard français en la matière), les Turques ont obtenu le droit de vote aux élections locales en 1930, et le droit de vote aux élections nationales en 1934, en pleine période de parti unique. Aux élections législatives de 1935, 18 femmes on été élues députées. De 1934 à 1994, 124 sièges de députés à l’Assemblée ont été occupés par 90 femmes (compte tenu des réélections) : 49 entre 1935 et 1950 ; 49 entre 1950 et 1980 ; 26 entre 1983 et 1994. Avec trente à cinquante députées en moyenne dans les années 1990-2000 (pour 550 sièges), la Turquie se situe entre la 105e et la 110e place au classement mondial de l’Union interparlementaire, sur les 150 à 160 pays analysés. Pour s’en tenir au classement 2011, alors que la France est en 66e position avec 109 députées (18,9%), la Turquie avec ses 9 ou 10% est certes mieux placée que l’Égypte (1,8% avant la dissolution de l’Assemblée du peuple par le Conseil suprême des Forces armées le 13 février dernier) et que l’Iran (2,8%), mais elle est à peu près à égalité avec la Libye, l’Algérie et le Koweit, et (légèrement) en dessous de la Jordanie, du Maroc et de la Syrie. Quant à la Tunisie de Ben Ali, héritage du bourguibisme oblige, elle était à la 29e position en 2010 avec 59 députées, soit 27,6% ; et l’on sait que le projet de constitution actuellement discuté, suite à la révolution du début de l’année, prévoit la parité pour les élections législatives…
En pourcentage des sièges, c’est donc pendant la période kémaliste que le nombre des femmes a été le plus élevé : il est vrai qu’on peut considérer que les 18 députées de 1935 ont, en réalité, été désignées par Mustafa Kemal (Atatürk), dans un scrutin de liste, avec parti unique, donc dans un contexte non démocratique. Le passage au multipartisme en 1946 n’a cependant pas entraîné d’augmentation du nombre et du pourcentage de femmes à l’Assemblée, celles-ci ayant alors perdu le rôle symbolique de porteuses du projet de modernisation qui leur avait été assigné dans la période kémaliste.
Même si la Turquie a eu une femme premier ministre (Tansu Çiller, de 1993 à 1995, avec un bilan d’ailleurs a posteriori très contrasté), le nombre de femmes ayant exercé des responsabilités ministérielles avant elle est dérisoire (5 femmes, la première en 1971), et l’est resté ensuite : en 2007, le gouvernement de l’AKP ne compte que 2 femmes sur 39 ministres (5%) ; en 2011, une femme sur 26 donc (soit moins de 4%). Cette très faible représentation dans les instances de décision politique est un vrai problème en Turquie, dénoncé dans le pays par des organisations féministes longtemps seules, ensuite rejointes ces dernières années par des organisations féminines (y compris, pour certaines, proches de l’AKP), et par de nombreux éditorialistes politiques. En Turquie comme ailleurs (mais plus qu’ailleurs si l’on s’en tient aux statistiques européennes), le décalage est donc grand entre la présence des femmes dans le monde du travail, et la forte féminisation de certains secteurs d’activité (santé et enseignement scolaire, mais aussi justice et université), et la très faible représentation des femmes en politique, que ce soit donc dans les municipalités (à l’issue des élections municipales de 2004, on relevait 18 femmes maires sur un total de 3215 municipalités, soit 0,37%), dans les conseils de province (33 femmes membres des conseils de province sur un total de 3.122, soit 0,96%), à l’Assemblée (entre en 5 et 10%), et dans les gouvernements eux-mêmes.
Vers la fin des années 1980 pourtant, d’après les sondages d’opinion et les recherches sociologiques, les électrices (qui commencent alors à avoir des préférences politiques différentes de celles de leurs maris) déclarent faire plus confiance aux femmes, et clairement souhaiter voir davantage de femmes à des postes de responsabilité. C’est d’ailleurs pour promouvoir la parité en politique, et plus largement l’implication des femmes dans les instances de décision, qu’avait été créée en 1997 l’Association pour le soutien et la formation des femmes candidates en politique (Kadin Adayları Destekleme ve Eğitme Derneği, Ka-Der). A travers formation et lobbying, veille citoyenne et animation, Ka-Der essaie depuis 15 ans de sensibiliser les partis politiques à la participation des femmes, les invite à les intégrer à l’agenda politique. D’autres associations sont apparues depuis, qui se sont fixées les mêmes objectifs. Toutes s’appuyent sur les textes européens et internationaux ressortant du gender mainstreaming (la nécessité d’avoir la préoccupation du genre dans la définition de toute politique publique, et la nécessité de la promotion des femmes dans l’espace public, et en particulier dans le travail et la politique), et participent aux réseaux de lobbying qui agissent à Bruxelles, comme l’European Women’s Lobby (EWL), qui fédère environ 3000 associations européennes.
A l’évidence cependant, les partis politiques turcs restent peu sensibles à ce dossier des femmes en politique. Ou, plus exactement (comme l’a bien analysé la thèse de science politique de Sebnem Çansun soutenue à l’IEP de Grenoble en juin 2010), ils ont bien compris la nécessité de rendre visibles les femmes dans leurs structures, et de montrer qu’ils s’intéressent à « la question des femmes ». L’AKP a ainsi organisé le 8 mars 2010 une grande « Conférence internationale sur les droits des femmes », à laquelle participait Mme Şahin. Et le premier ministre Erdoğan n’a pas manqué d’être présent à la tribune et sur la photographie officielle, et de prendre la parole pour affirmer l’importance de la question des femmes pour son parti et son gouvernement (voir la photographie). Mais, au-delà des discours, on butte sur le fameux « plafond de verre » dès qu’il s’agit que les femmes arrivent en position d’occuper des postes de pouvoir : être candidates éligibles lors des législatives, devenir ministres – et ministres occupant d’autres secteurs de responsabilité que ceux qui sont, classiquement, dévolus aux femmes -les secteurs sociaux, la famille, l’éducation.
Les politistes et éditorialistes peinent parfois, depuis 2002, à définir le parti AKP : post-islamiste ? démocrate-musulman ? etc. Au vu de la définition des femmes commes « filles, épouses et mères » que l’on a beaucoup entendue pendant la campagne électorale de l’AKP (au moins quand le sujet a été abordé), et au vu de la place effective qu’il accorde aux femmes dans l’espace politique, il paraît cependant évident que l’AKP est principalement un parti très conservateur. Ce qui n’exonère d’ailleurs en rien son concurrent du CHP (Parti républicain du peuple) de ses responsabilités, c’est-à-dire de son incapacité ces dernières années à renouveler le fond de son discours et de ses pratiques sur la place des femmes en politique. Il ne suffit pas de cultiver la nostalgie d’une forme de « féminisme d’Etat » kémaliste pour faire avancer le dossier du gender mainstreaming et de la parité dans l’espace politique turc.
En matière de progrès de la parité hommes-femmes, il n’y a donc pas, à l’évidence, de « modèle turc » …