Événement historique en Turquie : le 1er mai 2010 a vu les autorités ouvrir la place de Taksim aux manifestants. Levée d’un autre tabou, les éditorialistes en Turquie considèrent l’événement avec enthousiasme qui, comme la fin symbolique du régime hérité du dernier coup d’Etat de 1980, qui, comme une promesse de reconstruction pour la gauche turque, qui encore, comme le signe de l’effondrement du système de production des peurs institué par des organisations comme Ergenekon. Ismet Berkan envisage ce 1er mai historique comme une liberté acquise sur des peurs imposées depuis des années à la société turque.
Qui était-il ce président américain qui déclara “ la seule chose dont nous ayons à avoir peur, c’est la peur elle-même » ? N’était-ce pas JFK lui-même ? Et n’avait-il pas déclaré cela au plus dur de la guerre froide, dans ce Berlin où s’initia ce conflit ?
Et voyez donc si nous n’avons pas, nous, hier après-midi, finalement saisi toute la vérité de ces paroles ?
Pendant tant d’années on nous a fait peur avec ces mots de 1er mai et de Taksim [Place d’Istanbul, foyer de nombreuses manifestations sociales ou politiques en Turquie qui fut le cadre d’un massacre, le 1er mai 1977, faisant 33 morts, NdT]. Et avouons-le, oui, la grande majorité d’entre nous avons cédé à cette peur.
Or que s’est-il passé hier à Taksim ?
Toutes ces peurs qui étaient les nôtres, encore une fois, pour paraphraser Lénine, ont rejoint la vieille poubelle de l’histoire. La totalité de nos peurs était artificielle. Oui, la totalité. Oui, ceux qui nous faisaient peur, ont menti pendant toutes ces années, consciemment, volontairement.
Et pour ajouter encore à nos peurs, les 1er mai au petit matin, ils fermaient les ponts sur le Bosphore. Ils avaient des informations selon lesquelles des gens se seraient apprêtés à organiser une action d’envergure. Et puis après avoir fouillé tout ce qui passait sur les ponts toute la journée, trouvaient-ils quelques indices venant confirmer ces informations ? Non. Ils ne trouvaient rien et pour une raison bien simple : c’est que ces informations reçues d’on ne sait où n’étaient que de vastes mensonges destinés à nous faire peur, à nous, et plus grave encore, au gouvernement.
Vous avez usé de gaz lacrymogènes sur des gens attablés aux terrasses des cafés, vous les avez frappés. Parce que pour pouvoir continuer de faire peur, il fallait qu’il « se passe quelque chose de grave ». Et c’est vous qui les avez produits, ces événements.
Ça rimait à quoi de passer au canon à eau, à sept heures du matin, des travailleurs rassemblés à Sisli, à des kilomètres de la place de Taksim ?
Votre but ne fut jamais de manger de ces bonnes grappes de raisin. Non, votre but, c’était seulement de battre le viticulteur [Référence de l’auteur à un proverbe turc assez célèbre, NdT]. Et vous l’avez bien battu d’ailleurs.
La mission de la police est d’appliquer les lois, de veiller qu’ainsi les citoyens puissent jouir de leurs libertés. Si vous faites des citoyens, des menaces, des ennemis – et c’est bien ce qu’a fait la police d’Istanbul dans toutes les manifestations, elle a considéré le citoyen moyen comme un ennemi – vous ne pouvez en aucun cas constituer cette garantie des libertés pour les citoyens. Et vous ne l’avez d’ailleurs pas été.
Maintenant dans quelle montagne le loup est-il mort, qu’hier les responsables de la sécurité se sont soudain souvenus de leurs missions légales et que des centaines de milliers de travailleurs ont enfin pu renouer avec l’expression de leurs libertés ?
Quel qu’il soit, ce loup dans sa montagne, je suis d’avis de lui dresser un mausolée.
Et ont-ils eu honte hier ces gens qui nous ont fait peur pendant des années ? Ont-ils eu honte ceux qui ont entravé pendant des années la simple liberté de manifester et de se rassembler, parce qu’ils tremblaient du haut de leurs positions institutionnelles ? Ont-ils eu honte, lorsqu’ils virent hier se rassembler plus de cent mille personnes, dans l’ordre, sans aucun heurt, et sans présence policière visible ?
Et moi je prétends aujourd’hui que toutes les peurs qui nous sont imposées, tout comme celle du 1er mai à Taksim, ne sont que des peurs artificielles.
Aujourd’hui, il n’est plus de risque de réaction islamiste, comme il n’est plus de risque de coup d’Etat.
Il n’est en fait plus qu’une chose dont nous ayons encore à avoir peur : c’est de tous ceux qui tentent de nous faire peur, et surtout de nous faire faire ce qu’ils souhaitent en nous faisant peur. Ergenekon, telle qu’elle est jugée aujourd’hui, est une organisation fonctionnant sur ce mode-là.
Et vraiment, nous devons tout d’abord craindre d’être sujets de telles peurs. Parce que si nous entretenons des peurs, alors nous renonçons facilement à nos libertés. C’est la raison pour laquelle nous devons interroger courageusement ceux qui ont voulu, ceux qui veulent nous apeurer : cette peur est-elle véritable, et si oui dans quelle mesure ?
N’ayez pas peur, n’ayons pas peur.