Un bus, qui transportait des militaires turcs et leurs familles, a été la cible ce matin à Istanbul d’une bombe commandée à distance (photo). Cinq personnes ont été tuées et une douzaine blessées, plusieurs se trouvent dans un état grave. Cet attentat intervient après un week-end sanglant au cours duquel l’attaque d’un poste militaire, près de Şemdinli, dans la province d’Hakkari (sud-est de la Turquie) a causé la mort de 9 soldats turcs, tandis que trois autres étaient tués au même moment dans la même région. Plus généralement, la presse turque rappelle, en ce début de semaine, qu’une cinquantaine de militaires turcs et plus de 130 rebelles kurdes ont été tués. Rien que depuis le 19 juin, plus de 30 personnes (soldats turcs, rebelles kurdes, civils) ont été tuées dans des attaques ou des attentats.
Cette subite recrudescence de la violence, qui fait écho aux déclarations récentes du PKK annonçant son intention de frapper non seulement le sud-est mais aussi les villes de l’Ouest, est venue rappeler que la question kurde constitue toujours le problème majeur de la Turquie contemporaine. Le réveil est d’autant plus brutal qu’au cours du second semestre de l’année 2009, « l’ouverture démocratique » lancée par le gouvernement avait paru un moment amorcer un processus pouvant laisser penser que les changements politiques provoqués par la venue au pouvoir de l’AKP étaient en train de venir à bout de la guerre civile larvée qui a fait 40 000 morts et près de 2 millions de déplacés depuis le début des années 1980.
C’est au cours de l’été 2009, le 22 juillet plus exactement, que le gouvernement de l’AKP avait lancé cette initiative qui avait vu le premier ministre rencontrer le leader du DTP, Ahmet Türk, et le ministre de l’Intérieur, Beşir Atalay, se rendre au siège du parti kurde. Pourtant, dès le mois de septembre, l’affaire se révélait beaucoup plus complexe que prévu. Au sein du DTP lui-même, deux tendances se manifestaient, l’une plutôt favorable au dialogue, l’autre plutôt réticente. Côté turc, malgré les critiques de l’armée et de l’opposition, le gouvernement paraissait avoir créé le déclic. Le mois d’octobre 2009, fut semble-t-il le moment où il apparut le plus crédible, au point que l’on vit le CHP évoquer un possible soutien au processus engagé et tenter de monter dans le train en marche. Ce mois d’octobre fut aussi marqué par l’épisode du « Barış Grubu », ce groupe de la paix, composé de 9 rebelles et de 26 réfugiés, qui rendit symboliquement les armes, tendant à prouver qu’une issue pacifique était possible. Pourtant, les réactions provoquées par l’événement allaient montrer que les chances de succès du processus engagé restaient faibles. Car l’accueil des revenants en libérateurs dans les zones kurdes provoqua l’inquiétude et parfois même la consternation des milieux politiques et d’une partie de l’opinion publique turcs.
Dès cette époque, le PKK, attentiste dans un premier temps, commençait aussi à dénoncer ouvertement une initiative, selon lui, factice, en affirmant que le gouvernement n’avait jamais eu l’intention de résoudre la question kurde. Parallèlement les instances étatiques turques les plus nationalistes (hiérarchie judiciaire, armée…) se montraient de plus en plus sévères à l’égard du projet d’ouverture en question. Ainsi, dès novembre 2009, lorsque le parlement fut enfin saisi des réformes projetées, l’affaire paraissaient passablement mal engagée et même en voie de raviver la violence des périodes antérieures.
En outre, à partir de la fin de l’année 2009, alors que l’instruction de la procédure judiciaire engagée contre le DTP devant la Cour constitutionnelle touchait à sa fin, l’ouverture démocratique se retrouvait de fait fortement compromise par la menace de dissolution qui pesait sur la formation parlementaire kurde. Aussi, lorsque le verdict tomba le 11 décembre 2009, mettant un terme à l’existence du DTP, il fut ressenti par beaucoup comme le coup de grâce porté à une ouverture kurde déjà minée par le doute.
Depuis, les incidents se sont multipliés, prenant une dimension conflictuelle de plus en plus accentuée. Alors même que les leaders politiques kurdes clament leur scepticisme à l’égard des intentions du gouvernement, la justice et la police n’ont cessé de mener des opérations « coup de poing » dans les milieux kurdes. L’arrestation, le 24 décembre dernier, en particulier, de 35 responsables politiques dont 8 maires, dans le cadre d’une enquête visant le KCK/TM (Le Conseil de Turquie de l’Union des Communautés Kurdes) que la justice turque soupçonne d’être la branche urbaine du PKK, et les images de ces personnes menottées, alignées en file indienne, et placées sous l’étroite surveillance de policiers en uniforme, ont frappé une partie de l’opinion, et provoqué des débats intenses dans les médias pendant plusieurs jours. Très récemment, le 18 juin l’inculpation de 151 personnalités kurdes dont le maire de Diyarbakır, Osman Baydemir, montre que ce phénomène se poursuit avec une vigueur non démentie.
Entretemps, on a pu observer que la question kurde n’a pratiquement pas été évoquée lors de la révision constitutionnelle qui a été engagée par le gouvernement au printemps. La seule mesure qui pouvait directement concerner le sujet, à savoir la limitation des possibilités de dissolution des partis politiques, n’a finalement pas été adoptée, certains députés de l’AKP ayant décidé de ne pas suivre leur gouvernement parce qu’ils craignaient que la réforme ne soit trop favorable aux formations « séparatistes » !
Au moment où le gouvernement se trouve en face d’échéances politiques, voire électorales, majeures (référendum constitutionnel du 12 septembre, élections législatives de 2011 qui pourraient être d’ailleurs des élections législatives anticipées…), il semble que le discours officiel ait définitivement changé et que, dans le contexte des violences actuelles, il se fasse de plus en plus nationaliste. Lors de la cérémonie qui, le 20 juin dernier, a voulu honorer la mémoire des victimes turques de la récente attaque de Şemdinli, Recep Tayyip Erdoğan, n’a pas hésité à annoncer son intention de « noyer la rébellion du PKK dans le sang ». La plupart des experts s’accordent pourtant pour dire que l’option militaire est sans issue et que le rétablissement de l’état d’urgence dans le Sud-est ne ferait qu’accroître des tensions qui profitent indiscutablement aux extrémistes de tout bord. Dans un contexte où l’opinion publique turque est frappée par cette violence subite et où les obsèques des soldats victimes des derniers attentats rassemblent des foules inquiètes, il sera difficile au gouvernement de maintenir ou de relancer la stratégie qu’il avait esquissée l’an passé. Pour l’heure, il souhaite surtout éviter que l’échec de l’ouverture tentée soit perçu comme son propre échec.
JM