Cet article d’Irfan Aktan a été publié dans l’hebdomadaire turc, Ekspress, au mois de septembre dernier (2009). Le 4 juin dernier un tribunal d’Istanbul condamnait le journaliste, à une peine d’un an et 4 mois d’emprisonnement et son journal à une forte amende, pour « apologie d’une organisation terroriste » et « appel à la violence ». Ce jugement a provoqué l’indignation de nombre de ses confrères.
Plusieurs mois après sa publication, il conserve toute son actualité. Rappelons en le contexte. Fin juillet une première rencontre entre Tayyip Erdogan, le chef du gouvernement turc et Ahmet Türk, le président du DTP, le parti kurde légal, inaugurait la politique d’ouverture démocratique kurde. Pour nombre d’observateurs la période estivale est à l’optimisme. C’est alors qu’Irfan Aktan publie cet article moins optimiste sur la « température » régnant dans les montagnes de Kandil, au sein de la branche armée du PKK. Article qui a aussi le mérite de replacer la question dans un contexte régional.
Quelques semaines après la publication cet article, la situation dégénérait : émeutes dans la région kurde et à Istanbul ; attentat du PKK à Tokat, interdiction du DTP, arrestation de cadres ou maires du DTP et de responsables d’associations etc… Et en ce début de l’été, la température en Turquie n’est plus à l’ouverture, avec les combats dans la montagne particulièrement meurtriers et les attentats du PKK hors de la région ( Iskenderun, Istanbul..)
Titre original : Conditions météorologiques à Kandil et dans la région kurde / « Sans combat pas de solution »
Alors que Tayyip Erdogan , le chef du gouvernement turc, se rendait en visite aux Etats-Unis où il devait rendre compte du développement de sa politique d’ « ouverture kurde », nous nous sommes rendus dans la région d’Hakkarî, à l’extrême sud-est du pays (et à proximité des frontières irakienne et iranienne, NDT). Le DTP (le parti légal kurde) et le PKK y suspendaient le « Kurban Bayrami » (la fête du sacrifice, à la fin du Ramadan). Avec les funérailles de huit combattants du PKK tués au cours d’une opération militaire qui s’était déroulée entre le 8 et le 15 septembre à Cukurca (province d’Hakkari, NDT), la fête s’était transformée en manifestations de protestation. Pour la première fois, peut-être, dans l’histoire de la région, on n’y célébrait pas le « Kurban Bayrami ».
Il a une quarantaine d’années et son nom de code est Serhat. Il place son pistolet dans sa ceinture, pose sa kalachnikov derrière un coussin et nous présente son jeune ami Piling. Piling écoutera des chansons « arabesk » sur son téléphone portable pendant toute la durée de notre entretien, fumant cigarette sur cigarette. C’est au bout d’une demi-heure qu’il intervient dans la conversation en nous montrant la petite bombe accrochée à sa ceinture : « parler n’est pas une solution, la solution c’est faire parler ».
Serhat et Piling déplorent qu’avec le cessez-le-feu en vigueur, ils ne se battent plus et perdent des militants. Après la fête de Kurban Bayram, le PKK décidera s’il prolonge ce cessez-le-feu unilatéral. Pourtant le jour même de notre entretien, une bombe explose à Yüksekova dans le centre commercial Evren, causant quatre blessés. La nuit du 25 septembre, à Yuksekova encore, Sadullah Kaya, un jeune homme soupçonné être un indicateur, est tué en pleine rue. Confrontations et opérations continuent malgré le cessez-le feu.
Cela fait 18 ans que Serhat a rejoint le PKK. Il nous dit que huit membres du PKK ont été tués par des armes chimiques à Cukurca. « Notre ennemi ne veut pas en finir. Même s’il y a la paix, à chaque occasion, il continuera à écraser les Kurdes. C’est pourquoi la paix semble incertaine. Nous continuerons tant que l’Etat ne reconnaîtra pas nos droits dans une Constitution. Si nous déposions les armes, notre peuple serait sans défense. La raison de mon départ pour la montagne remonte à mon enfance dans mon village, quand j’ai vu des soldats frapper ma mère et mon père en les jetant à terre. »
En 1990, Serhat a franchi la frontière avec sa famille pour fuir au Kurdistan irakien. Il a vu sa femme et ses enfants pour la dernière fois l’hiver dernier, dans le camp de réfugiés de Mahmur. Pendant l’hiver, il donne des cours de théorie dans le camp du PKK de Kandil. Il nous dit que celui-ci est en guerre non seulement contre l’armée turque mais aussi contre les armées des autres pays de la région ainsi que contre les Kurdes qui collaborent. Serhat nous explique que, pour la première fois, le PKK a fait suspendre une fête religieuse. Selon lui « un peuple dont les terres sont occupées ne peut pas être complètement musulman. Si tu ne résistes pas, tu es athée. Tout musulman doit résister contre les occupants. Notre prophète le dit. »
Selon lui, avec le processus d’ouverture démocratique lancé par l’AKP, « la Turquie cherche des moyens pour mettre le PKK hors jeu dans cette région ». Et l’organisation refusera de déposer les armes tant que la Turquie n’acceptera pas de négocier avec le PKK. Par contre, si la Turquie entame des négociations avec l’organisation, cela annoncera aussi une résolution de la question kurde en Syrie et en Iran.
Mais qu’en est-il des cadres du PKK ? L’organisation ne voit pas la politique d’ouverture démocratique d’un œil favorable. Mais ces derniers temps, des points de vue différents s’expriment. Le PKK fait des plans de combat à long terme. Un de ses cadres, Cemil Bayik, a fait une déclaration fracassante le jour du lancement de l’ouverture démocratique à l’Assemblée Nationale de Turquie : « Le temps est à la guerre et ceci est inévitable ». Il a appelé les troupes du PKK et les Kurdes à se tenir prêts « pour la dernière et la grande guerre ». Nous verrons dans les mois qui suivent si cette déclaration de Cemil Bayik est une façon pour lui de reprendre l’initiative. Mais le lendemain de cette déclaration, un policier et son frère qui pique-niquaient étaient tués, à Depin près d’Hakkari.
Un sentiment de désespoir est manifeste chez les habitants de la région d’Hakkari. Une enquête du journal en ligne les Yüksekova Haber, révèle que la déclaration du président Abdullah Gül, qui avait annoncé, avant les élections locales, que des « bonnes choses [allaient] se passer », avait fait naître l’espoir dans la population. Mais selon Erkan Capraz, le rédacteur en chef du journal, l’enquête a montré qu’après les déclarations du chef d’état major, Ilker Basbug, le sentiment de désespoir avait regagné dans la région.
« Solution ou tromperie ? »
En septembre, au cours des entretiens qu’il a eus avec ses avocats, Abdullah Öcalan, le fondateur du PKK (emprisonné sur l’île-prison d’Imranli en mer de Marmara, NDT) a émis des réserves sur cette « ouverture démocratique . « Depuis que j’ai remis ma feuille de route, j’attends. Les derniers événements ont augmenté mes suspicions. Ce problème peut-il être résolu ? Je n’arrive pas en être sûr. D’un côté on emprisonne et on continue les opérations et d’un autre on parle « d’ouverture ». Est-ce une véritable ouverture ? Est-ce un piège, une tromperie ou est-ce une solution ? Je n’en sais rien. Le peuple kurde aussi doit essayer de bien comprendre. Le premier ministre jette la balle en touche. Le Président de la république est de bonne foi, mais aura-t-il assez de force ? Je ne le sais pas »
Mustafa Karasu, un autre commandant du PKK a déclaré dans un article publié par le mensuel Özgür Halk, que le combat du PKK devait s’intensifier. Selon lui, tant que la lutte continuera, la Turquie sera contrainte d’engager un processus « d’ouverture » diplomatique et militaire envers les Kurdes. Le développement de la question kurde en Iran et en Syrie dépend de l’attitude de la Turquie, écrit-il aussi. Jusqu’à maintenant, les Kurdes n’ont pas reçu de soutien dans leur lutte contre l’Etat iranien. Pourtant malgré les politiques anti-kurdes de ces pays, le PKK soutiendrait toute action contre l’Iran. Mustafa Karasu estime que si Ankara, Damas et Bagdad choisissent l’ouverture kurde, cela contraindra aussi l’Iran à changer sa politique envers sa propre minorité.
Mais lors d’une conversation téléphonique avec le PKK, on nous a affirmé que la position de de Mustafa Karasu concernant l’Iran n’était pas représentative de la stratégie du PKK, qui au contraire, souhaite se rapprocher de l’Iran et ne voit pas d’un bon œil les manœuvres diplomatiques de la ligne Ankara-Damas-Bagdad. Le changement le plus important concerne les relations du PKK avec les leaders kurdes irakiens Barzani et Talabani. Cemil Bayik a déclaré que les Kurdes ne devaient pas oublier que les deux partis Kurdes irakiens, PDK (de Barzani) et l’UPK (de Talabani) étaient responsables de l’arrestation d’Öcalan. Il a ajouté : « en 1992, le PDK, l’UPK et la Turquie, les forces obscures et les collaborateurs kurdes ont attaqué le PKK pour l’anéantir ». Il sera donc intéressant de suivre les relations du PKK avec le Kurdistan Irakien dans les prochains mois suite à ces déclarations de Bayik.
Le triangle Esad – Zebari – Erdogan
Dans la région, les démarches diplomatiques s’accélèrent. Le 16 septembre, les ministres des affaires étrangères syrien, Esad, et irakien, Zebari, étaient à Ankara pour des pourparlers. Le fait que l’Irak et la Syrie étaient à Ankara quelques jours avant la visite de Tayyip Erdogan aux Etats-Unis conforte l’hypothèse que « l’ouverture kurde » de l’AKP serait en réalité un plan américain. Cette diplomatie tripartite a continué pendant le séjour du chef du gouvernement turc à New York, qui se pose aussi en intermédiaire entre la Syrie et l’Irak. Dans ce ballet diplomatique, l’Iran avance derrière un rideau. La Syrie s’étant rapprochée de la Turquie, des USA et de l’Irak, ses relations avec l’Iran entrent dans une nouvelle phase. L’Iran ne partage pas les positions des autres pays de la région sur la question kurde.
Dans les jours qui précédaient cette visite diplomatique, le dirigeant de la branche armée du PKK, Murat Karayilan a déploré sur la chaîne ROJ TV, le fait que le PJAK (la branche iranienne du PKK) ne respecte pas le cessez-le-feu décrété par le PKK. Ceci est à souligner. Il estime vraisemblablement qu’avec l’entente tripartite entre la Turquie, la Syrie et l’Irak, le PKK aura besoin du soutien de l’Iran. De son côté, l’Iran dénonce la collaboration de ces pays avec les Etats-Unis. Trois mois après de début des travaux de construction d’un mur de séparation sur sa frontière avec la Turquie, près de Yuksekova dans le village de Cobanpinar, les attaques du PJAK contre l’armée iranienne ont diminué. Le PKK, pour ne pas rester hors-jeu, tenterait de se rapprocher de l’Iran qui le soutenait avant l’invasion de l’Irak par les Etats-Unis.
On se souvient que les opérations de l’Iran contre le PKK ont commencé au lendemain de l’invasion de l’Irak par les Etats-Unis. C’est alors qu’avec l’appui des Etats-Unis, le PKK a créé sa branche PJAK, dirigée alors par Osman Öcalan. A partir de ce moment-là, l’Iran a condamné et exécuté chaque militant du PKK arrêté. Mais le PKK, opposé lui aussi à la politique américaine dans la région, pourrait redevenir un allié naturel de l’Iran.
Collaboration stratégique ou évolution confédérale ?
Il est encore trop tôt pour savoir si le plan kurde de la Turquie sera capable d’apporter une paix durable et un abandon de la lutte armée par le PKK. Mais cet objectif ne sera certainement pas atteint en s’en prenant au DTP, le parti kurde légal, et en intensifiant les opérations contre le PKK.
Un document du 28 septembre émanant du PKK donne des éclaircissements sur l’état d’esprit régnant au sein du PKK : « Les pourparlers de Tayyip Erdogan aux USA ressemblent aux pourparlers qu’il avait eus avec Georges Bush, le 5 novembre 2007. Comme chacun le sait, le PKK avait été déclaré ennemi commun aux deux pays. Des armes de hautes technologies avaient ensuite été fournies à l’armée turque. Dans les deux années qui ont suivi, il y eut énormément de combats et de tués. Tayyip Erdogan veut, une fois de plus, une période de troubles entraînant beaucoup de morts. Et ce, alors que nous avons décrété un cessez le feu unilatéral. Le but est de mentir au peuple kurde et de produire une guerre encore plus meurtrière. Le responsable de ces morts ne sera pas le mouvement de libération kurde, mais le gouvernement AKP. »
Un accord signé entre Ankara et Damas a supprimé les visas entre les deux pays. Cette mesure qui « supprime les frontières » fait partie avec « la démocratie confédérale » d’une des deux revendications non négociables du PKK. Le PKK demande depuis des années aux 4 Etats frontaliers de faciliter la circulation des Kurdes. Ceux qui estiment que ces revendications ont été acceptées évoquent les propos d’ Ahmet Davutoglu, le ministre des affaires étrangères turcs, affirmant que l’accord était également valable pour la frontière irakienne.
Mais pour le combattant du PKK, Serhat : « Même si la Turquie et la Syrie acceptaient toutes nos revendications, nous ne quitterons pas le maquis tant qu’ils n’accepteront pas de s’asseoir avec nous à la table des négociations ». Une opinion qui semble partagée par son organisation. Dans le numéro d’août du mensuel Özgur Halk, le PKK se disait opposé à tous les projets dont il n’est pas partie prenante. […]