Alors que le plan « Balyoz » fait la une de toute la presse turque, après les révélations fracassantes que « Taraf » a publiées, le 20 janvier 2009, en dénonçant un nouveau complot qui aurait été préparé, en 2003, par l’état-major, au lendemain de l’arrivée de l’AKP au pouvoir, l’armée s’est fait entendre, à plusieurs reprises, pour essayer de dégonfler l’affaire. Le 21 janvier, le général Çetin Doğan, l’ex-chef de la première armée, considéré comme le cerveau du complot, a minimisé la portée de cette révélation, en expliquant que le chef d’état-major (qui était alors Hilmi Özkök, un militaire connu pour avoir été plutôt souple dans sa relation avec le gouvernement de l’AKP) était parfaitement au courant et qu’en réalité, ce plan n’était pas un complot militaire, mais un exercice basé sur une hypothèse d’école de déstabilisation. Cette version a été confirmée par une déclaration électronique parue sur le site des Forces armées turques, le même jour.
Mais, la contre-offensive la plus saillante de l’establishment est venue, une fois de plus, de la justice ; une institution dont les juridictions supérieures (Cour constitutionnelle, Cour de cassation, Conseil d’Etat) ont régulièrement prouvé, depuis 2007, qu’elles constituaient un contre-pouvoir souvent beaucoup gênant pour le gouvernement que l’armée. Ainsi, le 21 janvier dernier, en s’appuyant sur l’article 145 de la Constitution (consacré à la justice militaire), la Cour constitutionnelle a annulé, à l’unanimité de ses membres, la loi réduisant les pouvoirs des tribunaux militaires, et enlevant aux militaires l’immunité dont ils bénéficiaient, même en temps de paix, à l’égard des juridictions de droit commun. Cette loi, adoptée en juillet 2009, qui, dans le sillage des révélations de « Taraf » sur « le plan d’action contre la réaction » en juin 2009 (cf. nos éditions des 17, 18 juin 2009 et 18 juillet 2009), avait autorisé les juges civils à juger les militaires, était apparue comme une véritable révolution en Turquie, sûrement comme l’une des réformes les plus importantes réalisée par l’AKP depuis 2007. Ce texte avait, en effet, levé les obstacles empêchant la convocation par la justice des membres des forces armées soupçonnés d’incursions dans le champ politique, voire carrément accusés de tentative de coup d’État. En octobre 2009, la réforme en question avait notamment entrainé la reprise de l’enquête sur le plan d’action contre la réaction et amené plusieurs officiers d’active à devoir témoigner devant des magistrats civils (cf. notre édition du 27 octobre 2009). Par la suite, en décembre 2009, dans le cadre de l’affaire de la tentative d’assassinat dont Bülent Arınç aurait été l’objet, la justice avait même perquisitionné la salle cosmique (Kozmik Oda), c’est-à-dire des archives comptant parmi les plus secrètes des forces armées (cf. nos éditions du 27 décembre 2009 du 7 janvier 2010).
Le CHP avait pourtant déposé un recours contre la réforme de juillet 2009, devant la Cour constitutionnelle, et celle-ci, en s’appuyant sur l’article 145 de la Constitution, vient de l’annuler. La portée exacte de cette décision risque néanmoins de poser beaucoup de problèmes. En effet, un certain nombre d’experts juridiques font observer qu’elle ne devrait pas remettre en question la possibilité de soumettre les militaires à la justice civile. Avant même la réforme, font d’ailleurs observer certains spécialistes, les militaires qui commettaient des infractions de droit commun n’ayant rien à voir avec leurs fonctions, relevaient déjà des juridictions judiciaires. Mais, de toute évidence, l’état-major ne l’entend pas de cette oreille et a annoncé, dès le 22 janvier 2010, qu’il allait mettre un terme à l’enquête en cours dans la chambre cosmique, en détruisant les archives que les juges étaient en train d’examiner. En réalité, l’annulation de la Cour constitutionnelle appelle une nouvelle loi interprétant l’article 145 de la Constitution et précisant les compétences des juges civils dans des affaires où des militaires sont impliqués. Toutefois, les désaccords sur les conséquences que cette annulation peut avoir concrètement dans la pratique, et en particulier sur les multiples affaires de complot, qui sont en cours d’investigation devant des magistrats civils (Ergenekon, plan d’action contre la réaction, plan Cage…), risquent de provoquer une certaine confusion, dans les jours à venir.
Pour l’heure, la décision de la Cour constitutionnelle a fait l’effet d’une douche froide sur les membres de l’AKP ou sur les juristes favorables au gouvernement. Ces derniers s’en sont pris à la Cour en estimant que ses motifs étaient en fait politiques, et en rappelant d’autres arrêts contestés, notamment la décision sur la nécessité du quorum de 367 députés pour l’élection du président de la République (en 2007) ou celle ayant annulé la réforme levant l’interdiction du port du foulard dans les universités (en 2008). Egemen Bağış, le ministre d’Etat négociateur en chef avec l’UE, a pour sa part, déclaré que cette nouvelle annulation de la Cour constitutionnelle rendait plus urgente que jamais la réalisation d’une réforme de la Constitution. On sait que la révision constitutionnelle, que le gouvernement vient d’annoncer, devrait proposer de transformer le statut de la Cour constitutionnelle, en particulier, en ce qui concerne la désignation de ses membres (cf. notre édition du 22 janvier 2010). Il y a donc fort à parier que cette réforme constitutionnelle sera encore l’occasion de très fortes tensions entre le gouvernement et l’establishment. Ce dernier a néanmoins marqué, jeudi dernier, un point un peu contre le cours du match, par cet arrêt constitutionnel, qui constitue dans l’immédiat un ballon d’oxygène inespéré pour des autorités militaires particulièrement malmenées par les enquêtes judiciaires de ces dernières semaines.
JM