Alors qu’il se trouvait le 8 mars à Riyad, en Arabie Saoudite, pour recevoir le prix du Roi Fayçal, une distinction considérée par certains comme une sorte de prix Nobel du monde arabe (photo), Recep Tayyip Erdoğan est revenu sur le vote, le 4 mars dernier, par la commission des affaires étrangères de la Chambre américaine des Représentants, d’une résolution reconnaissant le génocide des Arméniens de 1915 (cf. notre édition du 7 mars 2010). Estimant que cette initiative risquait de porter atteinte au processus de normalisation turco-arménien en cours et mettant en cause l’attitude du président de la commission, Howard Berman, qui aurait mal géré cette affaire, il a néanmoins cherché à relativiser l’importance du vote en question. Selon lui « les Etats-Unis ne vont pas sacrifier un partenaire stratégique comme la Turquie à des calculs politiciens banals » ; un constat qui a conduit le premier ministre à conclure : « Nous allons donc faire une évaluation large de la situation et tant que nous ne verrons pas d’amélioration, nous ne renverrons pas notre ambassadeur à Washington. »
Cette déclaration confirme un point de vue déjà manifesté par les officiels turcs et tendant à minorer le projet de résolution votée par la commission de la Chambre des représentants, jeudi dernier. Il faut dire que le point de vue général semble être que cette résolution ne sera pas adoptée en séance plénière par la Chambre des représentants et que, même si elle l’était, elle n’aurait pas force obligatoire. Dès lors, l’attitude de la diplomatie turque consiste à prendre acte de l’importance limitée de l’événement, non pour en dédouaner l’administration américaine actuelle, mais au contraire pour essayer de la mettre sous pression. En Turquie, en effet, les voix ne manquent pas pour appeler à des représailles. Le 9 mars, l’opposition kémaliste et nationaliste a demandé au gouvernement d’abandonner la ratification des protocoles signés, en octobre 2009, avec l’Arménie, le leader du MHP, Devlet Bahçeli évoquant même la nécessité de revoir les conditions de l’usage de la base d’Incirlik (essentielle pour le ravitaillement des troupes américaines en Irak) et appelant Recep Tayyip Erdoğan à ne pas se rendre aux Etats-Unis, le 13 avril prochain, pour assister à un sommet sur la question nucléaire.
Il est pourtant peu probable que le gouvernement de l’AKP en vienne à ces extrémités. Cela lui permet de se positionner en acteur de « bonne volonté » à l’égard de l’administration américaine, mais en demandant à celle-ci de faire aussi la preuve de sa « bonne volonté » sur ce dossier. Les relations turco-américaines vont donc traverser une phase d’évaluation mutuelle. L’idée de la diplomatie turque semble être de ne pas envenimer la situation sans avoir l’air de céder à des pressions américaines qui se nourriraient du vote de la résolution. Le retour de l’ambassadeur turc à Washington DC pourrait donc de prendre un certain temps, et la ratification des protocoles risque elle aussi de trainer en longueur. Le pari fait ici par Ankara est que les Etats-Unis auraient actuellement un urgent besoin de la Turquie, qui n’a cessé au demeurant de rappeler, ces derniers jours, son statut de « partenaire stratégique » pour les Etats-Unis. Il est vrai que la place prise par la Turquie dans plusieurs dossiers moyen-orientaux importants (Iran, Irak, Afghanistan… ) est loin d’être négligeable. Est-elle pour autant aussi incontournable que semble le penser le gouvernement turc, c’est que nous dira l’évolution des prochains mois…
JM