Sur la chaîne arabe basée à Dubaï, « Al Arabiya », le 14 octobre 2009, Recep Tayyip Erdoğan a déclaré qu’en décidant de reporter les manœuvres turco-isaréliennes « Aigles d’Anatolie », qui devaient commencer, lundi dernier, dans la région de Konya, il s’était fait « le porte parole du peuple ». Expliquant que toute politique se devait de tenir compte « des demandes et de l’opinion de son peuple », il a poursuivi en disant qu’il se refusait à mettre ces dernières de côté, et ce pour des raisons « de sincérité ». Cette déclaration a surpris, car à la suite du report des manœuvres en question, les diplomaties des deux pays s’étaient employés à minimiser l’incident. Côté israélien notamment, le ministre de la défense, Ehoud Barak, avait insisté sur le fait que la relation turco-israélienne était une relation de long terme et qu’elle pouvait supporter des hauts et des bas. Côté turc, le ministère des affaires étrangères avait rappelé que le report de l’exercice militaire avait été décidé en concertation avec toutes les parties concernées (Turquie, Israël mais aussi Etats-Unis) et qu’il ne fallait pas attribuer à l’événement une signification politique quelconque.
On observera néanmoins que le ministre turc des affaires étrangères, Ahmet Davutoğlu, avait, il y a trois jours, lié le report des manœuvres à l’attitude d’Israël à l’égard de Gaza et déclaré : « Dans l’état actuel de la situation, nous critiquons la position d’Israël. » On se souvient aussi que dans la première quinzaine de septembre 2009, le chef de la diplomatie turque avait décidé de reporter, cette fois, un séjour qu’il devait effectuer en Israël, car l’autorisation israélienne de se rendre à Gaza, lui avait été refusée. Très récemment par ailleurs, on a appris que le ministre israélien des affaires étrangères, Avigdor Lieberman, avait décidé de convoquer l’ambassadeur turc à Tel-Aviv, afin de protester contre une série télévisée de la chaine publique turque TRT1 (Ayrılık) qui, selon lui, incite « au plus au point à la haine » envers l’Etat hébreu, en présentant « les soldats israéliens comme des tueurs d’enfants ».
Depuis le début de l’année et la passe d’arme verbale de Davos qui avait opposé Recep Tayyip Erdoğan à Shimon Peres, les relations turco-israéliennes se dégradent petit à petit. Cette dégradation ne s’illustre pas seulement, en Turquie, par un changement d’attitude du gouvernement, mais aussi par un nouveau comportement de l’armée. Ainsi, en février 2009, une déclaration du général Mizrahi sévère pour la Turquie, avait vu l’armée turque réagir avant son gouvernement, et obtenir de l’état major israélien un communiqué affirmant que le point de vue de ce général n’était pas celui de l’armée israélienne. Par la suite, en avril 2009, le chef d’état major turc, Ilker Başbuğ, avait sèchement rejeté les critiques israéliennes provoquées par l’annonce de manœuvres militaires turco-syriennes. Pour leur part, les Israéliens, depuis l’investiture du nouveau gouvernement de Benyamin Netanyahou, ont décliné l’appel des Turcs à reprendre les pourparlers indirects avec la Syrie interrompus par la crise de Gaza et le remplacement du gouvernement d’Ehoud Olmert. Cela a amené les officiels turcs à faire des déclarations régulières mettant en doute la volonté de paix d’Israël dans le conflit du Proche-Orient.
Si Tel-Aviv a affirmé ne plus vouloir de la médiation turque pour négocier avec la Syrie, en revanche Bachar El Assad a répété, en septembre dernier, qu’il ne voulait pas rencontrer directement des représentants du gouvernement israélien, tant qu’un minimum de travail d’approche n’aurait pas été effectué dans le cadre d’une médiation turque. Il faut dire qu’au moment où la détérioration dont nous venons de parler se produisait, les relations turco-syriennes connaissaient une amélioration constante. Depuis le début de l’année, en effet, Abdullah Gül et Recep Tayyip Erdoğan sont allés en Syrie, tandis que Bachar El Assad effectuait le voyage en sens inverse en Turquie. De nombreux accords de coopération ont été signés à l’occasion de ces déplacements. Au début de la présente semaine, de nouvelles coopérations ont été annoncées entre les deux pays dans le domaine militaire, alors même que le ministre syrien des affaires étrangères, Walid Muallem, se réjouissait de la décision turque de reporter les manœuvres « Aigles d’Anatolie ».
On peut penser que cette embellie turco-syrienne tend à disqualifier Ankara dans sa prétention à jouer les médiateurs dans le conflit entre Israël et la Syrie. Toutefois, la diplomatie turque semble considérer qu’il y a peu à attendre du nouveau gouvernement israélien et de son très controversé ministre des affaires étrangères. Dès lors, au moment même où le gouvernement de Recep Tayyip Erdoğan opère de délicates ouvertures en direction des Kurdes et de l’Arménie, ses stratèges estiment sans doute qu’ils perdent peu à croiser le fer avec un gouvernement israélien radical et isolé sur le plan international. Et ce, d’autant plus que sur le plan intérieur, cela tend à le faire apparaître comme un défenseur des musulmans opprimés et à flatter les tendances nationalo-islamiques d’une partie de son électorat. Il y a là une manière de voir dont on commence à comprendre le cheminement depuis quelques mois, mais qui en dépit des efforts de minimisation faits de part et d’autre, entame quand même durablement une relation avec l’Etat hébreu qui est l’une des grandes spécificités de la politique étrangère turque.
JM