Le 31 Mars dernier, le Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme, rue du Temple à Paris, accueillait pour la première fois un romancier turc, Mario Levi, à l’occasion da la parution, début 2011, de son premier roman traduit en français, Istanbul était un conte, chez Sabine Wespieser [1].
Descendant des Juifs expulsés d’Espagne en 1492 vers l’Empire ottoman, Mario Levi est né en 1957 à Istanbul. Scolarisé au Lycée français de Saint-Michel, il a étudié la philologie à l’Université d’Istanbul. Son premier ouvrage Bir Yalniz Adam : Jacques Brel (Un homme seul : Jacques Brel) est l’adaptation romanesque de sa thèse de fin d’études. Son premier recueil de nouvelles Bir Sehre Gidememek (Ne pas pouvoir aller à une ville) a reçu le prix littéraire Haldun Taner de la meilleure nouvelle en 1990, ce qui l’a fait connaître au grand public.
Des neuf ouvrages à son actif, publiés déjà dans une dizaine de pays, Istanbul était un conte est considéré par plusieurs critiques comme son chef-d’œuvre. Véritable et émouvante saga familiale, le roman dépeint la vie de trois générations de Juifs stambouliotes au cours du XXe siècle avec, en fond de toile, les conséquences parfois tragiques des changements accompagnant l’évolution vers la modernité de cette ville-monde cosmopolite.
Interviewé par la journaliste Natalie Levisalles devant une salle comble, Levi a évoqué les principaux personnages du roman comme s’il s’agissait de sa propre famille. Et pour cause : ils lui ont été inspirés par les histoires que racontaient ses grands-parents, histoires dont Levi se considère le légataire. Il y a Madame Estreya, Monsieur Rober, Monsieur Jak, Madame Roza et Tante Tilda. Il y a aussi Nesim qui est en réalité le frère de son grand-père. Suite à la proclamation de la République turque en 1923, Nesim fait le choix de partir pour la France. Quand la Deuxième Guerre mondiale éclate, le grand-père de Mario exhorte son frère à rentrer en Turquie, mais Nesim refuse et reste en France. Il sera déporté à Auschwitz d’où il ne reviendra pas.
“Saudade”, “hüzün”, mélancolie stambouliote et juive
Le principal sentiment que lui inspire Istanbul est la mélancolie, indique Levi, précisant que le mot portugais « saudade » traduit le mieux le sens si particulier du mot en turc, hüzün. Si ce sentiment nous rappelle celui décrit par Orhan Pamuk dans son essai Istanbul, souvenirs d’une ville, il s’agit pour Levi d’un sentiment encore plus viscéral et intime. En effet, il considère Istanbul comme une ville de migrations et c’est précisément la raison pour laquelle il s’y sent chez lui. Sentiment paradoxal ? Peut-être. Sentiment caractéristiquement juif ? Sans aucun doute.
Toutefois, ce sentiment d’appartenance à Istanbul et cet amour que Levi lui voue – car Istanbul était un conte est aussi un véritable chant d’amour pour cette ville – cohabitent avec le sentiment d’être également un « étranger », tout en étant chez lui. Encore un paradoxe qui traduit bien l’identité juive de l’écrivain.
Premier écrivain de langue turque qui revendique son identité juive, Mario Levi précise que cette identité lui est importante mais qu’en définitive c’est la littérature qui importe avant tout. Comme principaux modèles littéraires, il cite Sait Faik Abasiyanik et Ahmet Hamdi Tanpinar ; Proust (qu’il vénère), Camus (dont l’intégrité et l’honnêteté l’ont marqué), Baudelaire et Verlaine ; Virginia Woolf également, ainsi que Kafka, Thomas Mann et Heinrich Heine. Levi dit également avoir été influencé par la musique française : Brel, évidemment, ainsi qu’Yves Montand, Léo Ferré, Serge Reggiani, Georges Brassens et Maurice Fanon.
L’auteur revient quand même à son identité de Juif stambouliote en fin d’interview, présentant, chiffres à l’appui, une tendance pour le moins préoccupante. En effet, chaque année en moyenne 250 juifs turcs décèdent, 250 émigrent et 110 naissent. À ce rythme, les Juifs de Turquie qui sont au nombre de 18 000 à 20 000 – ils étaient près de 50 000 en 1955 - seraient condamnés à disparaître dans moins de cinquante ans !
Comment ne pas être choqué à l’idée de la disparition annoncée d’une cohabitation judéo-musulmane de plus de 500 ans et de l’exemplarité évidente qu’elle constitue dans un monde qui tend à se polariser sur des clivages nationalistes, ethniques ou religieux ?
Déjà en 1999, l’écrivain Nedim Gürsel souhaitait à Mario Levi [2] de « …continuer son chemin pour explorer l’univers inconnu des minorités qui constituent encore – mais peut-être pas pour longtemps – les rares couleurs de notre tissu social. »
Quelles sont les raisons profondes de cette hémorragie des couleurs juives du tissu social turc ?
À qui profitera-t-elle si on la laisse aboutir ?
À quelle vision future de la Turquie peut-elle bien contribuer ?
Il appartient avant tout à l’ensemble de la société turque de s’interroger sur ces questions.
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Istanbul était un conte
Auteur : Mario Levi
Édition : Sabine Wespieser
Année : 2011
Traduit du turc par Ferda Fidan