« L’islam n’évolue différemment en Turquie et dans le monde arabe qu’en raison du dynamisme économique turc et de son absence dans le monde arabe. »
Sevket Pamuk ne trouve pas d’autre raison à la violence islamique propre au monde arabo-musulman que la frustation économique. Pamuk, économiste, enseignant à l’université du Bosphore, privilégie les facteurs économiques. Est-ce réducteur ?
Pamuk est aussi l’un des penseurs emblématiques de la gauche en Turquie, un homme réfléchi qui contemple son monde depuis les universités américaines et celles de Turquie entre lesquelles il partage ses travaux. Il reste en lui, dans le regard bleu peut-être, comme chez son frère et sosie, le romancier Orhan Pamuk, prix Nobel de littérature, un souvenir d’empire ottoman. Ces Pamuk, de civilisation musulmane, viennent d’un monde qui embrassait large et incorpora toutes les philosophies d’un millénaire.
Le drame du monde arabo-musulman, ajoute Pamuk, est l’absence complète de perspectives économiques et sociales particulièrement pour les jeunes, un puits sans fond de frustration et de violence. La Turquie s’en est distinguée grâce à un Etat qui, d’emblée, s’est fixé la modernisation économique pour objectif, abandonnant derrière lui les nostalgies impériales de la grandeur passée. Longtemps, le développement turc fut tiré par l’Etat, ne profitant qu’à un nombre restreint et choisi de grandes familles industrielles ; la fracture sociale entre ces oligarques évidemment kémalistes-laïcs , et le petit peuple d’Anatolie s’en est initialement aggravée.
Le virage des années 80
Mais le virage libéral des années 1980, imposé par un chef de gouvernement américanophile et pieux, Turgut Özal, a ouvert toute la Turquie à l’esprit d’entreprise. Dans toutes les villes d’Anatolie ont surgi des commerçants intrépides, à la conquête des marchés européens, dans les métiers que localement ils maîtrisaient, le textile par priorité ; d’Europe, ils sont passés aux Etats-Unis et en Russie, devançant les Chinois et les Indiens par un savoir-faire supérieur et des prix tout aussi compétitifs. Par comparaison avec le décollage des Tigres de l’Asie dans les années 1960, Corée, Taïwan, Singapour, on appelle ces nouvelles entreprises turques, les Tigres anatoliens.
Issus de milieux sociaux traditionnels, ce sont des musulmans conservateurs ; certains estiment trouver dans l’islam les valeurs qui les incitent à entreprendre. Le Prophète n’était-il pas un commerçant ? Le commerçant n’encaisse-t-il pas les richesses ? Cette synthèse de l’économie et de la religion est le fondement du patronat musulman, la MUSIAD, qui regroupe les petits entrepreneurs anatoliens et conservateurs, en rivalité avec la TUSIAD, le grand patronat laïc qui a longtemps prospéré sous la protection de l’Etat.
Pamuk, le laïc, n’est pas convaincu par ce déterminisme culturel qui ne fonctionnerait qu’en Turquie et pas dans l’islam arabe. Il lui paraît que l’ouverture des frontières de l’Europe aux importations turques fut plus explicatif que des considérations culturalistes empruntées aux Saintes Ecritures. Il n’empêche que bien des Tigres anatoliens y croient, ce qui réconcilie en eux et autour d’eux, islam et développement : une nouvelle bourgeoisie en est sortie, entraînant dans son sillage, une nombreuse jeunesse qui aperçoit le chemin d’une ascension sociale par le travail et dans l’islam, l’islam tempéré de la Turquie.
Ce modèle turc, libéral et musulman, ne séduit-il pas le monde arabe ? »Ils ne nous regardent même pas », regrette Pamuk. »Si la violence islamique naît bien de la frustation économique et si le développement dissout l’islamisme », ajoute Pamuk, le monde arabe est dans une impasse. Pas parce qu’ils sont arabes mais parce que leurs dirigeants politiques ont détruit toutes leurs bourgeoisies, commerçants et classes moyennes. « Quand la mondialisation est arrivée dans les années 1980, les commerçants et petits bourgeois d’Anatolie ont pu saisir la vague et se développer en exploitant la main-d’œuvre locale. Mais dans le monde arabe, il n’y avait plus personne pour tirer avantage de la mondialisation.
Telle est la pensée de Pamuk, convaincante mais peut-être pas aussi exclusive qu’il le souhaiterait ; il faut envisager aussi que certains éléments culturels et religieux puissent intervenir ; la culture et la religion en Turquie ne sont pas arabes, l’Etat turc et son ancêtre ottoman ont depuis des siècles imprégné leurs peuples d’un certain respect pour l’état de droit.
La Turquie, si elle est en bonne voie, conclut Pamuk, n’est pas pour autant sortie d’affaires : sa croissance comme la modération islamique qui l’escorte sont tributaires de la mondialisation, de l’exportation en particulier vers l’Europe ; sans l’Europe, tout s’arrêterait.