Le débat autour de la pétition sur les massacres de 1915 intitulée « Arméniens, pardonnez-nous ! » prend un tour nouveau : au delà même des éventuelles excuses, la question se pose de savoir qui, en Turquie, est en mesure de s’excuser, soulève la presse turque.
Des intellectuels turcs, dont le journaliste Ali Bayramoglu et les professeurs d’université Ahmet Insel, Baskin Oran et Cengiz Aktar ont lancé début décembre une pétition qui tient en ces quelques phrases : « Ma conscience n’accepte pas que l’on reste insensible face à la Grande Catastrophe dont ont été victimes en 1915 les Arméniens vivant dans l’Empire ottoman. Par conséquent, ma conscience n’accepte pas que cette réalité puisse être niée. Je refuse donc cette injustice et je demande pardon à mes frères arméniens tout en partageant leurs sentiments et leurs peines. » Cette pétition que l’on peut trouver depuis le 17 décembre sur le site www.ozurdiliyoruz.com [Nous demandons pardon] a déjà été signée par plusieurs milliers de Turcs et est soutenue par de nombreux intellectuels turcs, journalistes, écrivains ou historiens.
Ali Bayramoglu, qui travaille pour Yeni Safak, un quotidien proche de l’AKP [parti islamique au pouvoir], et qui est l’une des personnalités à l’origine de cette initiative, explique le contexte d’une démarche qui dépasse la question arménienne dans un éditorial intitulé « Conscience » : « Affirmer que l’Histoire est un tout où se mêlent le bien et le mal suffit à énerver certaines personnes. Et c’est bien là que se trouve le problème. Nous vivons une grave crise d’identité qui se manifeste par une propension à étaler les souffrances que l’on a subies tout en niant celles que l’on a fait subir. Il s’agit là d’une véritable maladie qui broie l’être humain, la conscience et la justice au nom de l’identité et de la nation. C’est ainsi que la question du génocide arménien en Turquie excite le nationalisme et nourrit en réaction un rejet général du débat et de toute pensée alternative. Certains utilisent alors la question arménienne pour satisfaire leur désir de constitution d’un Etat tout-puissant et autoritaire. »
En réponse, Engin Ardiç, dans le grand quotidien populaire Sabah, relève que cette pétition ne sera de toute façon signée que par des intellectuels libéraux, qui n’ont pourtant selon lui rien à se reprocher : « Ma famille n’a pas été mêlée à ces événements sordides bien connus [le génocide arménien]. Notre honneur est donc sauf. Les intellectuels qui ont lancé cette pétition et qui n’ont également rien à se reprocher sur ce sujet font preuve d’un sentiment de culpabilité étonnant. En effet, ce ne sont pas eux, les intellectuels libéraux, qui doivent demander pardon. Non, ce sont les héritiers de ceux qui ont commis ces ’saloperies’ qui doivent le faire. Les héritiers tant sur le plan juridique que moral. On sait en effet très bien qui a fait quoi pendant le régime dictatorial des Jeunes-Turcs [de 1908 à 1918]. Ceux qui doivent demander pardon, ce sont les généraux à la retraite qui tout en se prétendant kémalistes défendent aujourd’hui dans la presse l’héritage d’Enver et de Talat Pacha [deux des trois membres du triumvirat des Jeunes-Turcs considérés comme responsables du génocide arménien]. Franchement, il n’est pas nécessaire que vous en fassiez autant pour vous montrer sympathiques à l’égard de l’Union européenne. Vous qui êtes les héritiers du prince Sabahattin [pionnier de la pensée libérale dans l’Empire ottoman], cela fait un siècle que vous êtes dans l’opposition, vous n’êtes donc pas responsables. »
Pierre Vanrie