La politique turque est devenue une foire d’empoigne où tous les coups sont permis. Dernier en date, la procédure d’interdiction lancée contre l’AKP par le procureur de la cour de cassation Abdurrhaman Yalçinkaya.
Dans un réquisitoire très politique, le procureur accuse le parti au pouvoir et ses leaders de mener le djihad et de bâtir un Etat fondé sur la charia, en comparant l’ascension de l’AKP à celle des Nazis dans les années 30… Pour preuve, la réforme autorisant le port du voile à l’université et 61 extraits de discours de Recep Tayyip Erdogan…
Ce coup de force abondamment commenté ne laisse personne très enthousiaste, hormis, sur cette image, Deniz Baykal, le leader du CHP ou le journal fétiche de ses supporters, Cumhuriyet . En règlant ses débats de fond à coups de procès et de menaces, la Turquie se vide un nouveau chargeur dans le pied. Et s’éloigne encore un peu plus des véritables priorités de l’année 2008 : l’économie et les négociations d’adhésion à l’UE. Depuis juillet l’agenda politique aura été monopolisé par des crises à répétition. L’AKP ne gouverne plus, il répare les voies d’eau.
RT Erdogan a convoqué ses cadres dès les premières heures de la crise pour décider de la stratégie et élaborer la contre-attaque. Première déclaration du vice premier ministre Mehmet D. Mir Firat : « la cible n’est pas l’AKP, mais la démocratie et la volonté du peuple turc ». A l’abri derrière ses 46,6% aux législatives de juillet, l’AKP se pose d’emblée en garant de la légalité. Le procureur en fait une victime évidente. Une aubaine pour le gouvernement. Sûr de son assise électorale, l’AKP par la voix de Cemil Ciçek, assure que le parti gagnerait non plus 50 mais 70% des voix, si les juges tentaient de l’interdire. C’est aussi ce qu’a dit Devlet Bahçeli, leader du MHP (extrême droite).
L’AKP pourra se poser en sauveur de la démocratie ce qui est aussi absurde que de l’accuser de mener le djihad. Même plus besoin de faire des réformes ! Accusé “d’activités anti-laïques” Erdogan répond donc en accusant ce recours d’acte “anti-démocratique”. Dans un tel contexte, les critiques légitimes des démocrates turcs contre l’AKP, coupable d’une dérive droitière et d’un repli sur l’identité religieuse depuis sa réélection en juillet 2007, ne sont plus audibles…
Mascarade ?
Certains commentateurs n’hésitent pas à voir derrière cette procédure la patte de l’Etat profond. Une réponse au coup de filet contre le réseau Ergenekon, démantelé en partie il y a quelques semaines. Ergenekon était une cellule politico mafieuse liée à l’extrême droite, possédant de puissants appuis au sein de l’armée et de la justice…
Ce pourrait aussi être un coup tactique destiné à faire capoter la réforme autorisant le voile dans les universités. La cour constitutionnelle va maintenant avoir deux sujets sur lesquels se prononcer : le voile et l’AKP. Devant le scandale provoqué et les risques forts de déstablilisation politique et économique, la Cour pourrait être tentée de rendre un jugement de Salomon. Rejeter la plainte contre l’AKP. Mais censurer la réforme constitutionnelle sur le foulard… Le statu quo…
Le dossier de 162 pages déposé par Abdurrhaman Yalçinkaya apparaît parfois au novice comme un signe de l’indépendance du pouvoir judiciaire turc. Or c’est tout le contraire. Une partie de la justice continue de suivre sa propre ligne. Celle d’un prétendu kémalisme de résistance. Comme les universités, les tribunaux n’ont pas encore été démilitarisés.
Une étude récente de la Tesev montre une réalité peu flatteuse de la justice turque. A l’aide d’un questionnaire très détaillé envoyé à tous les magistrats turcs, cette étude révèle des juges à la mentalité “provinciale” et conservatrice, peu ouverts sur le monde et surtout défendant une idée bien à eux du droit. Plus de 60% des juges estiment que leur rôle est “de défendre l’Etat”. Une mission qui passe avant celle de “faire appliquer la loi” ou “défendre les droits de l’homme”. Une majorité d’entre eux estiment même que les droits de l’homme peuvent être nuisibles…
Cette justice qui tente de faire interdire deux des quatre partis représentés au parlement (le DTP kurde est lui aussi sous le coup d’une procédure pour ses liens avec le PKK)… est la même que celle qui brandit l’article 301 du code pénal, qui s’acharne contre les élus kurdes ou les intellectuels.