Après sa spectaculaire victoire aux élections législatives de juillet dernier, le Parti de la justice et du développement (AKP) s’est lancé dans une profonde réforme de la Constitution. Celle-ci se heurte à la volonté de l’armée de maintenir son hégémonie et aux divisions de la société concernant la définition du nationalisme et de la laïcité. L’aggravation de la crise kurde fin 2007 fournit aux militaires l’occasion de réaffirmer leur pouvoir face au nouveau président Abdullah Gül.
Par Niels Kadritzke*
Trois questions pour une Constitution
Si le débat constitutionnel actuel est tellement monopolisé par la question du foulard et la question de la laïcité, la faute n’en revient pas seulement aux kémalistes purs et durs, mais aussi au gouvernement. L’AKP a omis de poser publiquement l’enjeu historique de ce débat. La société doit se prononcer sur les grandes lignes d’une Constitution qui dépasse enfin le kémalisme figé et prédémocratique, et répondre à trois grandes questions : comment l’armée peut-elle être soumise au contrôle civil ? ; comment le rapport autoritaire de l’Etat et de l’individu peut-il être dépassé ? ; et, troisièmement, comment une Constitution peut-elle prendre en compte les différences ethniques, culturelles, religieuses existant dans la population ?
La Constitution de 1982 proclame comme but suprême de l’Etat « l’existence perpétuelle, la prospérité et le bien-être matériel et spirituel de la République de Turquie ». Elle prône la « suprématie absolue de la volonté de la nation », laquelle suppose son caractère homogène. Les droits fondamentaux des citoyens sont dès lors une simple fonction de l’Etat, émanant de celui-ci, un Etat dont la souveraineté sur le peuple est garantie en dernier ressort par le rôle tutélaire de l’armée.
La différence avec une Constitution démocratique est évidente. Selon M. Mehmet Firat, vice-président de l’AKP, « alors que la Constitution actuelle a été proclamée pour protéger l’Etat du peuple, la nouvelle Constitution a pour but de protéger l’individu de l’Etat ». Ce n’est pas un hasard si M. Firat formule cette profession de foi devant les ambassadeurs des pays de l’Union européenne (9). L’AKP peut-il et veut-il traduire cet objectif dans les faits ? Les observateurs sont sceptiques, pour deux raisons : le gouvernement, placé sous le regard suspicieux des kémalistes, ne se sentirait pas assez fort pour démilitariser et libéraliser le système ; l’AKP lui-même ne serait pas immunisé contre la « culture politique nationaliste et autoritaire qui l’a vu grandir (10) ».
Ce que sont les projets du gouvernement, nul ne peut mieux l’évaluer qu’Ergen Özbudun. Ce professeur de droit constitutionnel a été appelé à présider la commission chargée de l’élaboration du nouveau projet de Constitution. Özbudun n’est pas suspect de penchants islamistes : en 2001, il représentait le gouvernement devant la Cour européenne des droits de l’homme pour défendre l’interdiction du parti islamiste Refah, où MM. Erdogan et Gül ont fait leurs premières armes. Mais le professeur Özbudun reconnaît que tous deux ont changé, et considère que l’AKP est un parti conservateur ayant opté de façon crédible pour l’Union européenne et un système démocratique. Le fameux « agenda caché » islamiste n’est, pour lui, qu’une pure chimère des kémalistes.
Dans la lettre et dans l’esprit, le projet de Constitution prend appui sur la Convention européenne des droits de l’homme et les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme. Cela vaut notamment pour la définition de la liberté de pensée et de la liberté d’expression comme pour la priorité du droit humanitaire international sur la Constitution turque. Il est également important pour M. Özbudun que les jugements des tribunaux militaires puissent être contrôlés en dernière instance par des tribunaux civils. On pourrait enfin, selon lui, avancer vers une solution du problème kurde en définissant la langue turque comme « langue administrative », et en ouvrant ainsi un espace pour d’autres langues « non officielles » comme le kurde dans les médias audiovisuels et dans les écoles.
Quant aux cours de religion, que les militaires avaient introduits en 1982 comme matière obligatoire, ils ne seraient plus qu’optionnels, et la Constitution affirmerait le droit de tout citoyen à changer de religion. Pour le juriste, l’interdiction du foulard relève d’une « conception déformée de la laïcité » qui serait une atteinte aux droits de la personne. La commission propose une solution élégante : déclarer inadmissible toute « discrimination en raison du vêtement (...) tant que cela ne contrevient pas aux principes et aux réformes d’Atatürk ».
Cette tactique montre avec quel luxe de précautions la commission se meut dans le magasin de porcelaine de la république kémaliste. Quant à savoir quelles idées de la commission Özbudun seront reprises dans le texte de la Constitution que le gouvernement de l’AKP présentera cet hiver au Parlement, la question demeure ouverte. La version définitive doit être votée au printemps 2008 par le Parlement, puis approuvée par référendum.
Vers le postkémalisme
Il est peu vraisemblable qu’au final la Constitution réponde intégralement aux idéaux laïques du professeur Özbudun. Le professeur Ali Bardakoglu, le grand patron de la présidence des affaires religieuses, a d’ores et déjà exigé le maintien des cours de religion obligatoires. La raison invoquée est révélatrice : des cours facultatifs ne feraient que « renforcer les différences entre les élèves (11) » – que tombe le monopole de la doctrine majoritaire sunnite, et c’est toute l’homogénéité qui est menacée. Une troisième position, à égale distance des kémalistes et de l’AKP, s’exprime également, fût-ce avec prudence. Des juristes de gauche, des représentants des minorités religieuses et des tenants d’une « laïcité démocratique » exigent que soit formulé un cadre juridique pour le pluralisme religieux. Il s’agit en somme de mettre un terme aux discriminations à l’égard des musulmans non sunnites et des croyants d’autres religions.
Dans ce contexte, des intellectuels qui ont défendu M. Erdogan et l’AKP contre la vieille garde kémaliste se montrent critiques envers le gouvernement. Le politologue Sahin Alpay, éditorialiste respecté du journal Today’s Zaman, proche du gouvernement, critique la façon dont l’AKP se comporte avec les alévis, qui avaient aussi en juillet voté majoritairement pour le CHP kémaliste parce qu’ils voyaient en M. Erdogan le chef d’un parti sunnite. Pour Alpay, une « laïcité démocratique » ne peut être garantie que si la nouvelle Constitution prévoit l’égalité des droits pour les alévis.
Le procureur militaire Ümit Kardas prône, lui, le démantèlement complet de la Constitution de 1982. Ce texte est pour lui un « instrument qui n’est pas réparable », son préambule renvoyant à une époque révolue où l’armée définissait la nation à sa convenance. Sa position se fonde sur son expérience : en tant que juge militaire, il a, après le putsch de 1980, vécu au plus près la répression contre la population kurde, et a démissionné de ses fonctions. M. Kardas soutient le principe d’une laïcité sur le modèle de certains pays européens. Il veut supprimer complètement l’administration des affaires religieuses, la DIB, et par là même le contrôle de l’Etat sur les religions. Celles-ci ne seraient plus financées par l’impôt, mais uniquement par les dons et par des fondations qui devraient pouvoir exercer leurs activités hors du contrôle de l’Etat.
Les idéaux constitutionnalistes de M. Kardas donnent une sorte d’empreinte « en creux » d’une Loi fondamentale que l’on pourrait nommer « postkémaliste ». Une Constitution où les libertés individuelles et les droits civiques ne seraient plus limités par référence à une définition autoritaire de l’Etat. Il veut aussi affaiblir l’influence disciplinaire de l’armée sur la société civile, par le droit à l’objection de conscience et par la création d’un service civil de remplacement. Il va jusqu’à rêver d’une armée et d’une police qui repenseraient leur formation selon des principes démocratiques et citoyens, et n’auraient plus à fonctionner comme « les deux poings de l’Etat » servant d’abord à tenir les citoyens.
M. Kardas ne voit guère l’AKP reprendre telles quelles des idées aussi radicales. Il se demande même si l’attitude défensive de ce parti ne relève pas d’une tactique de précaution envers le bloc kémaliste, voire de penchants autoritaires que M. Erdogan a déjà laissé entrevoir à plusieurs reprises. Par exemple lorsqu’il porta plainte pour diffamation contre des caricaturistes qui, en prenant pour cible les faiblesses du premier ministre, n’avaient pourtant fait qu’exercer leur métier.
Si l’on demande à des démocrates sincères comme M. Kardas quelles sont les forces politiques qui peuvent faire passer une Constitution postkémaliste, on s’attire des haussements d’épaule résignés. Oui, bien sûr, une gauche indépendante, postkémaliste, est nécessaire, mais nulle par on ne la voit apparaître. Lors des élections de l’été 2007, on avait pu espérer que certains sièges seraient conquis par des candidats se présentant sous l’étiquette « indépendants ». Mais le candidat indépendant n’est même pas parvenu à s’imposer dans la libérale Istanbul.
Les problèmes sociaux et les conflits politiques qui devraient normalement permettre à un parti de gauche d’avoir le vent en poupe sont plus exacerbés que jamais. L’AKP mène avec constance une politique économique néolibérale. Le fossé entre pauvres et riches se creuse. Les avancées d’une politique sociale digne de ce nom sont sporadiques. Les petites gens sont souvent lourdement endettés. Et la stabilité économique à laquelle M. Erdogan doit sa victoire électorale repose sur un afflux constant de capitaux étrangers. Pourtant, personne à gauche ne se risquerait à appeler de ses vœux une crise économique : avec une population chauffée à blanc par la « crise kurde », seul le Parti d’action nationaliste (MHP) d’extrême droite en sortirait à son avantage.
Fin
* Niels Kadritzke, journaliste, Berlin