La Cour constitutionnelle - l’instance suprême d’un appareil judiciaire turc qui est avec l’armée un gardien de la laïcité héritée de Mustapha Kemal - vient d’accepter la demande d’interdiction du Parti de la justice et du développement (AKP, islamiste modéré et pro-européen), introduite par le procureur général de la Cour de cassation.
Fondé sur des extraits de discours des chefs du parti au pouvoir et l’adoption d’un projet levant l’interdiction du port du voile à l’université, le réquisitoire incendiaire de 162 pages du procureur affirme que « le modèle d’islam modéré préconisé par l’AKP vise à établir un État gouverné par la charia » et que ce parti « usera jusqu’au bout de la discrimination » pour parvenir à ses fins.
Coup de tonnerre supplémentaire, le procureur demandait aussi que 71 dirigeants de l’AKP, dont le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan et le président de la République Abdullah Gül, soient interdits d’activités politiques pour cinq ans. Un séisme qui irait bien au-delà des précédentes fermetures de partis. Il n’est pas sûr, mais il est désormais possible, que ce parti soit dissous ou privé de ses dirigeants, qu’il doive se reformer sur de nouvelles bases, que l’échiquier politique turc soit bouleversé et que l’hypothétique entrée de la Turquie dans l’Union européenne en soit retardée.
L’élection du président de la République, le 29 août dernier, suivie de la nomination du gouvernement et de son investiture par la Grande Assemblée nationale, a été le révélateur des tensions. Les kémalistes ont tout fait pour empêcher que la présidence de la République ne passe au camp adverse. Ils s’y sont employés au prix de ce que d’aucuns appellent un « coup d’État constitutionnel » : l’armée, le 27 avril 2007, a élevé la voix par un « e - mémor@ndum », la rue a été mobilisée, la Cour constitutionnelle a couvert la manœuvre. Ce fut peut-être nécessaire, mais n’était-ce pas jouer à l’apprenti sorcier ?
Cette crise a toutefois exorcisé le processus qui avait vu, en 1997, l’armée pousser à la fermeture du parti islamiste Refah, et l’interdiction d’activités politiques de l’ex-Premier ministre Necmettin Erbakan, accusé de s’acharner à vouloir ronger la laïcité turque. Après des mois de conflit larvé, le pouvoir civil l’avait emporté.
Dès lors, l’AKP a pu mener une campagne pragmatique articulée autour de son aptitude à gérer le pays, comme si rien ne s’était passé. Parti pivot, l’AKP a défendu lors des dernières élections la démocratie, l’entrée dans l’Union européenne et la laïcité. Il a laminé l’extrême droite du MHP et largement battu les kémalistes. Ces derniers ont mené une campagne violemment nationaliste, antieuropéenne, hostile aux minorités, arc-boutée sur la loi condamnant les atteintes à la « turcité » (qui étouffe les débats sur le drame arménien, les droits de l’homme, le rôle de l’armée).
Du coup, les islamistes modérés ont emporté une grande victoire (passant de 34,2 % en 2002 à 46,6 %, alors qu’il est au pouvoir depuis cinq ans). Ils tiennent le Parlement et la présidence. Pour transformer à leur guise la Turquie, il leur manque le pouvoir militaire et judiciaire. C’est ce que les onze juges de la Cour constitutionnelle, à l’unanimité, ont voulu rappeler.
Aux yeux de la majorité des observateurs ou opposants à l’AKP, ce coup de force judiciaire ne se justifie que parce que l’appareil kémaliste refuse de laisser le contrôle du pays à ce parti issu de la mouvance islamiste. « C’est trop ! Et puis quoi, encore ? », demande le journal « Radikal » ; « Fermez le Parlement pendant que vous y êtes ! », renchérit « Sabah », autre quotidien à gros tirage. L’opposition - hormis le CHP (Parti républicain du peuple, principal opposant et pilier de la gauche souverainiste) - dénonce elle aussi un « déni de démocratie ».
Le commissaire européen à l’élargissement, Olli Rehn, estimant l’interdiction arbitraire d’un parti « contraire aux critères de Copenhague », a mis en garde contre les effets d’une procédure qui fait planer la menace d’une suspension des négociations d’adhésion à l’Union européenne. Il n’est pas trop tard pour éviter que la Turquie plonge dans le chaos, mais pour les défenseurs de la laïcité, apparemment prêts à renoncer à la stabilité des institutions, il est surtout encore temps de barrer la route à la charia.
La procédure va durer des mois mais il serait surprenant que la Cour ne suive pas le procureur, au moins partiellement : une interdiction de l’AKP serait illégitime aux yeux de l’écrasante majorité de l’opinion, mais rejeter totalement les arguments avancés reviendrait à entériner tout ce que ce parti a fait jusqu’ici. En attendant, l’AKP envisage de réformer la Constitution pour rendre plus difficile la dissolution des partis.
Il ne serait pas étonnant qu’à terme, l’AKP sorte, encore une fois, vainqueur de cette bataille turco-turque. Car nous savons tous que les deux parties en présence n’ont pas la même légitimité. Celle-ci a deux sources : les valeurs universelles et la volonté du peuple. L’AKP dispose des deux. Par conséquent, toute tentative mettant en avant la légitimité des juges ne serait qu’un coup d’État judiciaire et donc une entorse à la démocratie.
Garip Turunç est maître de conférences à l’université Montesquieu- Bordeaux IV et professeur associé à l’université Galatasaray d’Istanbul.