Le président de la Cour constitutionnelle de Turquie vient d’accepter une procédure visant à dissoudre l’AKP, le parti islamiste au pouvoir, pour non-respect de la laïcité.
Dans un pays comme la France, cela reviendrait à vouloir dissoudre l’UMP sous prétexte que le président de la République tripote un peu trop la laïcité à la française. Il faut bien avouer que c’est tentant, mais indigne d’une démocratie. Cela dit, que ferions-nous si un parti d’extrême droite élu le plus démocratiquement du monde - après avoir promis de ne jamais toucher aux principes républicains - s’employait à restaurer l’Ancien Régime ? C’est ainsi que raisonnent les kémalistes en Turquie. Ils n’ont plus recours aux coups d’Etat militaires (ce qui est déjà un progrès) mais aux coups d’Etat judiciaires pour veiller à ce qu’aucun gouvernement ne dénature les principes fondateurs de la République laïque héritée d’Atatürk.
La dernière fois qu’un tel « coup d’Etat virtuel » a eu lieu, c’était en 1998, pour interdire le parti islamiste du premier ministre Erbakan. Il accusait alors l’Europe d’être « un club de croisés » et s’acharnait à vouloir rogner la laïcité turque, fondée sur l’éducation, par toute une série de mesures en faveur des écoles religieuses. Une fois dissous, son parti s’est déchiré pour donner naissance à deux nouvelles formations. Emmenée par Tayyip Erdogan, l’aile la plus modérée s’est engagée à respecter les principes républicains et laïques. Cette promesse et plus encore celle d’une libéralisation économique ont permis à l’AKP de remporter les élections législatives de 2002 puis celles de 2007 avant de viser la présidence.
Aujourd’hui, pour la première fois depuis la proclamation de la République, le principal parti islamiste turc possède le Parlement et la présidence de la République. Mais il ne dispose toujours pas des pouvoirs militaires et judiciaires pour pouvoir transformer à sa guise la Turquie. Ce que les juges viennent de rappeler.
Les onze membres de la Cour constitutionnelle reprochent au parti islamiste d’avoir levé l’interdiction du voile sur les campus universitaires. Un peu comme la loi française sur les signes religieux à l’école publique, cette mesure prise en 1998 n’a pas été pensée pour résister au voile traditionnel (qui ne choque personne en Turquie) mais pour mettre un coup d’arrêt au voile politique et au prosélytisme sur les campus.
Vu de France, où le voile est toléré à l’université, l’émoi peut surprendre. Mais la Turquie n’est pas la France. Et la mesure prise par l’AKP, sitôt la présidence de la République conquise, n’inquiéterait pas les laïques si elle ne donnait pas l’impression d’une simple étape, que les plus pessimistes interprètent comme le symptôme d’un « agenda caché ».
L’argument peut faire sourire. Hélas, il suffit de connaître l’histoire de l’islam politique pour savoir qu’il n’est pas totalement infondé. Les juges rappellent que jusqu’au milieu des années 1990, Erdogan se présentait comme un « serviteur de la charia ». Il dit avoir changé. Mais l’AKP tente régulièrement de grignoter la laïcité turque, que ce soit en menaçant d’interdire la vente d’alcool dans l’un des coins les plus branchés d’Istanbul ou en encourageant le retour à une éducation religieuse.
Pour rassurer, les leaders de l’AKP aiment comparer leur parti à l’équivalent musulman d’un parti démocrate chrétien. L’argument est séduisant mais légèrement optimiste. Un jour peut-être, à force d’être contenu par le corset laïque, ce parti islamiste renoncera sincèrement à remettre l’islam politique au cœur de la cité. Pour l’instant, sa « modération » n’est due qu’aux menaces de dissolution à répétition, qui l’ont bel et bien contraint à tempérer son discours à défaut de modérer ses envies. Contrairement aux partis démocrates chrétiens ayant adopté la laïcité à une époque où la sécularisation avançait à grands pas, la mutation des partis musulmans se négocie dans un monde où la dynamique internationale les porte plutôt à vouloir abuser des pouvoirs qu’ils peuvent glaner.
Si l’AKP fait figure d’exception et semble plutôt de meilleure composition, ce n’est pas parce que ce parti islamiste est en soi « modéré », mais parce que le contexte turc l’a contraint à se modérer. La Turquie n’est ni le Maghreb ni le Machrek, mais un mélange d’Orient et d’Occident. Héritiers de l’empire byzantin puis de l’empire ottoman, ses intellectuels n’ont pas de complexe d’infériorité et sont loin de penser que la modernisation, l’humanisme ou la laïcité sont une forme d’« occidentalisation » postcoloniale à refuser.
L’autre facteur expliquant la différence entre l’islamisme turc et arabe tient à la diversité de la société turque, et même de l’islam turc. La spiritualité turque n’a rien d’un bloc sunnite monolithique mais fourmille d’influences soufies, chiites, chrétiennes et même maçonniques. Un nombre important de turcs sont Alévis, et pratiquent un culte musulman progressiste et laïque refusant toute instrumentalisation politique du religieux.
Espérons que les kémalistes finissent par avoir l’intelligence de comprendre que ces contre-pouvoirs-là, culturels et intellectuels, sont de bien meilleurs antidotes à l’intégrisme que leurs méthodes autoritaires et antidémocratiques. Mais n’ayons pas la naïveté de penser que les islamistes turcs au pouvoir seraient aussi inoffensifs et modérés si l’ensemble de ces contre-pouvoirs n’existait pas.
Caroline Fourest est essayiste et rédactrice en chef de la revue ProChoix.