Avec les campagnes politiques médiatiques que mènent Nicolas Sarkozy, Le Pen, ou De Villiers sur la Turquie, vous pensez certainement que les Turcs doivent nous haïr. Eh bien, détrompez-vous ! Cela va certainement vous étonner, mais les Turcs nous aiment… et pas qu’un peu !
J’avoue avoir du mal à comprendre, moi aussi, cet amour irraisonné que portent les Turcs à la France. Car le constat est là et sans appel : avec plus de 100 000 francophones pour un pays dont le français n’est pas la langue officielle, la Turquie est le 3e plus grand pays francophone derrière l’Allemagne et les Pays-Bas, et le 14e au rang mondial. Et l’amour des Turcs pour la France ne s’arrête pas aux innombrables écoles et universités où la langue de Molière est enseignée, mais va bien au-delà et remonte à l’amitié entre François 1er et le Sultan Soliman le Magnifique.
Historiquement, pour les Turcs, la France est le pays des réformes militaires de Bonneval Pacha qui rénovera le corps des canonniers. Puis le français devient très vite et surtout la langue des Lumières et du romantisme. Ainsi les Turcs seront les seuls d’Europe à accueillir favorablement l’annonce de la Révolution Française en brocardant par milliers des cocardes tricolores aux fenêtres d’Istanbul et Selim III, alors à peine monté sur le trône, sera sur le point de passer un accord d’alliance avec les Révolutionnaires, ce qui fera dire de la Turquie à Robespierre qu’elle est « la plus ancienne et la plus fidèle amie de la France ».
Viendra l’éclatante époque des Tanzimat de 1839 à 1876, dite des réformes, où écrivains, penseurs et philosophes turcs s’inspireront de la Révolution Française et des Lumières, à l’image d’un Namik Kemal, le « poète de la liberté », issu d’une famille de soufis, qui traduira les œuvres de Victor Hugo tout en développant une pensée universaliste puisée de l’islam. Il y aura Tevfik Fikret, le poète socialiste athée, Orhan Veli, traducteur d’Appolinaire, et le brillant Nâzim Hikmet qui, comme bon nombre d’autres artistes turcs, choisira la France pour patrie d’exil. Puis il y a le 14 juillet 1889, la création du mouvement jeune turc. Une date qui à elle seule, est déjà tout un symbole…
Et bien sûr, il y a Mustafa Kemal Atatürk, le dabe ! Epris des Lumières, de Voltaire, de Camille Desmoulins, de Rousseau, parfait francophile et francophone qui imposera d’une main de fer dans un gant de velours la laïcité à la française.
La France de son côté montrera des signes d’affection à sa jumelle du Bosphore. De Gaulle visite Istanbul et Ankara en 1968 et prononce une allocution en turc qui restera dans les mémoires. Mitterrand affirme en 1992 que « la Turquie relève de l’espace européen ; l’Europe ne saurait être limitée par des conceptions géographiques ou des préjugés culturels ». Puis Chirac qui s’isolera dans sa majorité pour défendre la belle anatolienne. Et puis arriva Sarkozy, le clash, l’erreur historique, l’incompréhension, l’ignorance devenue présidente, bref le bug…
Indécrottables francophiles
Et pourtant les Turcs continuent aujourd’hui encore à aimer la France et à lire Le Petit Prince, Saint-Exupéry peut d’ailleurs se targuer, même à titre posthume, d’être le seul écrivain étranger au monde à jamais avoir taxé Kemal de dictateur et à pourtant être aimé des Turcs ! Ce qui, lorsqu’on connaît l’amour irraisonné de ceux-ci pour ce dernier, relève d’un exploit digne d’un décathlon aux Jeux Olympiques.
Les Turcs achètent français : « avec plus de 11 milliards d’euros d’échanges pour l’ensemble de l’année 2008, le commerce bilatéral entre la France et la Turquie a représenté un niveau jamais atteint, et affiche une progression de près de 10% par rapport à 2007 » et « depuis 2006, la Turquie demeure notre 12e client dans le monde et le 5e (devant le Japon) hors UE » nous apprend la mission économique de l’ambassade de Turquie.
Si vous faites l’effort de parler avec un francophile de Turquie, vous vous apercevrez très vite qu’il ne parle pas de la même France que celle que vous connaissez. Pas de cette France d’aujourd’hui complètement décatie, où les libertés reculent au fur et à mesure que la pyramide des âges vieillit, avec ses 10 millions de personnes vivant sous le seuil de pauvreté. L’ancienne génération vous parlera de Brel et de Piaf quand la jeunesse turque est fan de Patricia Kaas et de Dany Brillant dont les clips passent dans les bars sur grand écran.
Ainsi les Turcs me font penser à ces cinéphiles d’une béatitude incurable qui continuent à vibrer sur le mythe Bardot. La France aura beau être devenue une vieille peau, ses cheveux tombant comme ses seins, à n’avoir plus d’yeux que pour des ânes, vous l’aurez compris, les francophiles de Turquie sont prêts à tout pardonner aux Français, pourvu que la France existe encore ! Un tel amour ne peut s’inventer et ne peut trouver de sens que dans un vieux proverbe turc qui dit que celui qui donne son cœur à moitié ne le donne pas du tout.
L’amour, aurait dit Saint Ex’, on ne le discute pas. Il est.