Une époque de paradoxes
Peut-on parler de Turquie chrétienne ? Je le crois, même si les chrétiens ne sont plus qu’une infime minorité dans un pays largement musulman. Par l’histoire et une cohabitation millénaire, ils ont largement participé à l’édification de ce pays. C’est rendre hommage aux communautés d’aujourd’hui que d’évoquer ce passé, même lointain. Sans nostalgie ni anachronisme, il s’agit de comprendre un enracinement profond. Plus qu’ailleurs, le christianisme est ici vécu comme une identité. Arméniens, Grecs et syriaques vivent encore du souffle des apôtres. « Je veux vivre en Turquie. Qu’importe le lieu où j’irai, je n’oublierai jamais que mes racines sont ici. Cette terre est la mienne. Ce pays est ma patrie » , écrivait le journaliste arménéno-turc Hrant Dink. Plus largement, il soulevait la question de la citoyenneté turque. Peut-on être chrétien et Turc ? Il a été traîné devant les tribunaux plusieurs fois, insulté dans la presse, pour s’être déclaré : « Arménien et citoyen de Turquie ». Nationalités et religion se mélangent. Les partisans d’une citoyenneté ouverte et ceux d’une seule « turcité » s’opposent dans une lutte identitaire. Les minoritaires chrétiens en font les frais, ravivant les douleurs du temps passé.
Après la guerre d’Indépendance qui a suivi la chute de l’empire ottoman, Mustapha Kemal est en mesure d’imposer ses conditions de paix à Lausanne, en juillet 1923. Les articles 39 et 40 délimitent les droits accordés aux minorités « non musulmanes » : Grecs, Arméniens et Juifs. Des pans entiers ne sont pas appliqués. La République turque est proclamée à Ankara en octobre de la même année. Le bilan de la guerre est terrible. Depuis 1914, soit en moins de dix ans, les populations chrétiennes « historiques » de Turquie ont connu d’immenses bouleversements. Les Arméniens ont été éradiqué du centre et de l’Est du pays, avec les populations syriaques du Sud-Est. Les « orthodoxes » grecs ont été échangées avec des populations musulmanes établies en Grèce (à quelques rares exceptions près : Constantinople et la Thrace Orientale). Il est frappant de visiter en Anatolie méridionale ces villages hellènes abandonnés. La poche grecque pontique a été vidée de sa substance : de 1919 à 1923, les estimations des victimes évoluent dans une fourchette comprise entre 250 et 350 000 individus, pour une population totale établie à demi-million de personnes en 1919 . En quelques années, sinon quelques mois parfois, des provinces entières ont changé de « propriétaires ». Des fortunes immenses se sont bâties dans les premières années de la République, fruit de la spoliation des terres et le pillage des biens appartenant à ces communautés. La crainte de tous, réelle après la guerre, mais toujours sous jacentes de nos jours, est qu’ils reviennent demander des comptes. Cette histoire tragique est celle de l’enfantement d’une nouvelle nation au détriment de ses corps minoritaires. D’un empire pluraliste et religieux, la Turquie s’est transformée en quelques années en une République « ethniciste » et laïque, opérant un transfert de pouvoir du politique contre le religieux, doublé d’un recentrage nationaliste autour d’une vision purement anatoliste. Une histoire est créée de toute pièce, une mythologie valorisant l’idée d’un peuple turc originel supérieur aux autres, devant contrecarrer le « miracle grec » cher à Renan . Dans cette logique, encore défendue par les partis nationalistes tel le MHP, le Milliyetçi Haraket Partisi fondé en 1969 (présent dans la coalition gouvernementale issue des élections législatives de juillet 2007), les minorités non turques ne peuvent participer au destin national, ni bénéficier des mêmes droits que les Turcs « d’origine », entretenant en ce sens le déséquilibre juridique musulmans/chrétiens de l’empire ottoman, mais compensé à l’époque par des droits positifs. Là est l’ambiguïté toujours irrésolue du concept de citoyenneté turque. Elle donne lieu à de nombreux débats actuellement. En Turquie, être minoritaire évoque une oppression, celle d’un État qui se sent attaqué dans son unité. D’où les réactions exagérément dramatiques à la moindre critique de l’action publique ou militaire. La paranoïa d’une Turquie assiégée de l’extérieur faisant le reste. Les lignes politiques ont évolué ces dernières années. Les religieux modérés ont entamé une réforme de l’État, républicains et socialistes se sont radicalisés. Autrefois ennemis jurés, nationalistes et islamistes se sont rapprochés pour une synthèse des extrêmes, constatant que l’identité turque ne pouvait se concevoir sans référence à l’islam : « La nation turque est musulmane. Éternellement, elle vivra dans l’islam et fera vivre l’islam ». Ces idées ne sont pas majoritaires en Turquie, mais occupent le devant de la scène médiatique. Après le partage du pouvoir opéré à la fin des années 1980, islamistes et républicains ont chacun placé leurs hommes dans l’appareil de l’État.
Ce prétexte de nationalité pourrait paraître secondaire s’il n’était l’objet d’une lutte sur le terrain juridique, celle de la propriété de nombreux biens immobiliers, immémoriaux, acquis sous l’empire ottoman ou depuis 1923. Afin de les protéger, une loi de 1936 les déclare inaliénables, sur la base d’une liste constituée par les autorités religieuses de chaque communauté. Ces biens peuvent être un hôpital, un orphelinat, une église, un terrain ou bien tout simplement un immeuble de rapport. Dans de nombreuses affaires récentes, les tribunaux n’hésitent pas revenir sur l’esprit de cette loi. Le cas le plus connu étant celui de l’orphelinat grec de Büyükada – une immense bâtisse en bois datant de la fin du XIXe siècle – où le patriarcat œcuménique se voit refuser la légitimité de son titre de propriété. En attendant le bâtiment tombe en ruine. Je n’évoque pas le cas du séminaire orthodoxe de Heybeli, fermé administrativement en 1971. Dans d’autres cas, les titres datant de l’empire ottoman – souvent des firmans jaunis – ne sont pas reconnus. Même parfois, ce sont des legs ou des donations qui sont invalidés de manière rétroactive. Les biens ainsi récupérés tombent dans l’escarcelle du Trésor, ou bien sont l’objet de tractations obscures et d’une revente à un tiers (pouvant être un promoteur immobilier). Les arguties juridiques ont entraîné plusieurs fois la condamnation de la Turquie devant la Cour européenne des droits de l’homme. En 1976, un arrêt de la cour de Cassation d’Ankara affirme à propos d’une fondation grecque que des « étrangers ne peuvent acquérir de biens en Turquie ». Les Grecs de Turquie sont devenus juridiquement des étrangers dans leur propre pays. Ce jugement a été modifié ultérieurement, mais il a fait une nombreuse jurisprudence. Depuis cette date, des milliers de biens ont été spoliés en toute légalité. De nombreux procès sont en cours. Encore en 1996, une cour administrative d’Istanbul mentionnait un Grec orthodoxe comme « un citoyen de la République de Turquie d’origine étrangère ». Cette assimilation de « chrétien » à « étranger » entretient dans la population des amalgames dangereux. C’est pour cela que les deux patriarches, Arménien et Grec, martèlent sans cesse dans leurs discours la nécessité d’égalité entre citoyens quelle que soit leur religion. Ils ne demandent rien d’autre. De même, le laïcisme turc ne doit pas être interprété dans le sens occidental où l’État ne s’occupe pas de la religion, au contraire, l’État contrôle la religion. Le laïcisme turc prenant parfois lui-même l’apparence d’un culte, avec sa théologie et ses messes, ses réformateurs et ses intégristes. La centaine de milliers de chrétiens actuels en Turquie porte le poids de ces débats : tant sur la question de leur identité complexe que celle de leur place dans la société turque. Face à l’adversité, Arméniens et Grecs parlent d’une seule voix maintenant. Depuis quelques années seulement, les « chrétiens » ne sont plus seuls dans leurs revendications. Des intellectuels, historiens, écrivains et journalistes turcs osent s’engager publiquement à leurs côtés pour réclamer un changement des mentalités (où les services de l’État ne seraient plus les organisateurs de cette prédation), au risque de menaces de mort et de procès sur la base de l’article 301 du code pénal, condamnant l’insulte à l’identité nationale. Il est dommage selon certains que la Turquie ait attendue d’être mise au pied du mur par l’Union européenne pour des réformes essentielles. Le chemin est encore long, voire très long.
Quelques chiffres : À Istanbul, les Grecs ne seraient guère plus que mille cinq cent paroissiens. Pour le gouvernement turc, le patriarche œcuménique n’est au mieux que le curé grec d’Istanbul. Ses faits et gestes sont surveillés. La communauté arménienne compterait soixante mille individus. Les syriaques orthodoxes – les Süryani Kadim – entre dix et douze mille à Istanbul (plus la petite communauté de Tur Abdin et quelques familles à Adıyaman). Il faut compter aussi les milliers de réfugiés chaldéens arrivés d’Irak depuis 2003 (plus nombreux que leurs frères chaldéens originaires de Turquie, moins d’un millier). Ne pas oublier la centaine de valeureux religieux latins s’occupant sans reconnaissance officielle des couvents, hôpitaux, orphelinats et églises placés sous leur juridiction. Sans oublier aussi les poignées de familles levantines (descendant de vénitiens, génois, maltais, croates et français), des familles éparpillées de géorgiens, bulgares, roumains, melchites (dépendant de l’évêché d’Alep) ou encore russes. Il existe encore un vieux fond de familles protestantes à Istanbul, sans prendre en compte l’essor des communautés évangéliques (aucune donnée chiffrée à ce jour).
Sébastien de Courtois.
Doctorant à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, « Les minorités syriaques et assyriennes des persécutions de la Première guerre à l’exil : des communautés en voie de disparition ? » Dernières publications : Chrétiens d’Orient sur la route de la Soie, dans les pas des nestoriens, La Table Ronde, 2007. Les derniers Araméens, le peuple oublié de Jésus (Tur Abdin), La Table Ronde, 2004.