« Une loi discriminatoire et raciste » : les mots du Premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, sont durs, mais le gouvernement islamo-conservateur turc attend la promulgation définitive de la loi sanctionnant la négation des génocides, dont celui des Arméniens, pour mettre en œuvre les sévères rétorsions promises contre Paris. L’opinion publique et la presse se déchaînent. Les autorités turques restent plus que jamais déterminées à marquer le coup et à faire un exemple avec la France, craignant que de nouveaux pays, dont les Etats-Unis, reconnaissent le génocide des Arméniens par l’Empire ottoman en 1915-1917, qui fit plus d’un million de morts dans des massacres de masse et des déportations.
Pourquoi l’intransigeance d’Ankara ?
Dans la société turque, le tabou sur « la grande catastrophe », comme l’appellent les Arméniens, a déjà volé en éclat depuis quelques années, grâce aux initiatives d’intellectuels qui ont publié des livres sur le sujet, organisé des colloques ou des expositions, parfois au péril de leur vie, comme Hrant Dink, assassiné en janvier 2007. Des dizaines de milliers de personnes ont d’ailleurs défilé la semaine dernière à Istanbul pour protester contre le verdict du procès des assassins, lequel exonère l’Etat de toute responsabilité. Le discours officiel reste néanmoins verrouillé, admettant tout au plus 500 000 morts dans des massacres croisés. « Il n’y a aucun génocide dans notre histoire », répète Erdogan qui, au printemps, avait ordonné la démolition du monument pour « la réconciliation » construit à Kars, près de la frontière arménienne, par le sculpteur de gauche Mehmet Aksoy, que le Premier ministre estimait être « une monstruosité ». « Affronter la question du génocide, c’est toucher aux fondements mêmes de l’Etat », résume Samin Akgönül, de l’université de Strasbourg, rappelant que la République s’est fondée sur « deux vagues de purification ethnico-religieuse, celles des Arméniens et celle des Grecs », commencées avant elle sous l’Empire ottoman, mais dont elle a ensuite profité. Ce que reconnaissait crûment il y a quatre ans le ministre de la Défense, Vecdi Gönül : « Si les Arméniens étaient restés là où ils vivaient en Anatolie, nous n’aurions pas réussi à établir notre Etat-nation tel qu’il est. » Le négationnisme d’Etat reste bien en place, aussi bien dans l’éducation que dans la justice ou la presse.
Quelles sont les rétorsions possibles ?
Après le vote du texte par l’Assemblée nationale française, le 22 décembre, Erdogan avait menacé Paris de « conséquences irréparables », clamant que « ceux qui veulent étudier un génocide feraient mieux de se retourner vers leur passé et leur propre histoire sale et sanglante ». Il y a aussi un contentieux avec le président français, ouvertement hostile à l’adhésion de la Turquie à l’UE. Cette fois, il est pourtant resté plus mesuré. « Les autorités turques montrent une froide détermination, ayant compris que l’hystérie était contre-productive, mais je crois qu’elles iront jusqu’au bout si la loi devient effective », analyse Ahmet Insel, de l’université de Galatasaray, en rappelant que le Conseil constitutionnel français a encore son mot à dire.
La coopération militaire et politique ayant déjà été gelée, Ankara menace aussi d’un rappel définitif de son ambassadeur. Si les autorités n’appelleront pas ouvertement à un boycott, qui serait illégal au regard des engagements turcs dans l’OMC et dans l’UE, il est probable que des campagnes d’opinion contre les produits français se développeront et que les entreprises hexagonales seront tenues à l’écart des grands contrats publics. Les échanges commerciaux entre les deux pays se montent à 12 milliards d’euros. En 2001, lors du vote de la loi reconnaissant le génocide arménien, la Turquie était plongée dans une crise financière. Aujourd’hui, elle compte montrer qu’elle est devenue une puissance avec laquelle il faut compter, aussi bien stratégiquement qu’économiquement.
D’autres pays vont-ils légiférer ?
Plusieurs pays l’ont déjà fait avant même Paris, mais le vrai enjeu est celui des Etats-Unis, où plusieurs résolutions sur le génocide arménien votées en commission au Congrès n’ont jamais abouti. Le sénateur Barack Obama était favorable à la reconnaissance, même si le président est devenu très prudent sur le sujet. Ankara craint néanmoins une initiative pour 2015, centième anniversaire du début des déportations. « L’attitude turque vis-à-vis à Paris est un clair avertissement à Washington », souligne Ahmet Insel. Une loi américaine pourrait inciter des descendants des victimes à lancer des actions collectives devant les tribunaux pour des dédommagements. Les biens mobiliers et immobiliers, confisqués aux Arméniens mais aussi aux Grecs, ont en effet servi à créer une nouvelle bourgeoisie musulmane, et nombre de grandes fortunes turques d’aujourd’hui y trouvent leur origine. L’enjeu est crucial pour Ankara. Samin Akgönül estime que « les sommes dépensées depuis des années pour la propagande négationniste d’Etat et pour payer les divers lobbys proturcs représentent autant d’argent que ce que coûteraient d’éventuelles indemnisations ».