2030. La Turquie n’est toujours pas entrée dans l’UE. Inquiet pour sa vie alors qu’il est la cible de menaces et d’une procédure judiciaire défiant l’entendement, le narrateur de cette histoire a tenu à la transmettre à la rédaction de TE pour diffusion.
" Deux ans plus tard, la Turquie tomba l’Argentine en finale de la coupe du monde. Elle arriva donc en phase finale des championnats d’Europe avec le statut de favori d’autant qu’elle coorganisait la compétition avec la Grèce (alibi grec bien pratique pour décrocher ce privilège de la nation hôte).
Quatre ans après son premier triomphe, la sélection turque avait réussi à intégrer de nouveaux et jeunes joueurs d’une génération qu’on disait magique. Issus des faubourgs de Mersin, d’Adana, d’Antep ou de Diyarbakir, ils étaient scootés par le réseau des meilleurs sélectionneurs turcs. Techniquement, physiquement, mentalement, ils étaient irrésistibles.
Elle triompha à nouveau. Cette fois, sûre de son fait. Tous ses joueurs avaient pu, avant chaque match, se justifier d’une résidence de plus de 12 mois consécutifs en Europe.
Là encore on ne sait pas d’où est partie l’affaire : ces 12 mois de résidence en Europe étaient-ils si réels que cela ? On parlait de 12 mois consécutifs mais qu’en était-il de ceux des joueurs qui rejoignaient leurs familles pendant les vacances ou les fêtes musulmanes, sachant que les Turcs sont à la fois pratiquants et très attachés aux valeurs familiales (ce qui constitue par ailleurs une marque saine d’attachement à des valeurs…) ? Il aurait sans doute fallu distinguer ces joueurs selon leurs origines étant donné qu’un joueur anatolien aurait bien du mal à passer 12 mois consécutifs sur le continent européen…N’en allait-il d’ailleurs pas de même avec les joueurs turcs évoluant dans les championnats européens ? Vivaient-ils 12 mois consécutifs en Europe ?
Cela était bien difficile à évaluer sans se poser la question de leurs origines, voire de leurs traditions familiales.
Des cohortes de casuistes européens produisirent des tonnes de considérations juridiques toutes plus nuancées et plus précises les unes que les autres.
Il était désormais clair que les seuls joueurs turcs habilités à disputer un championnat d’Europe étaient les ressortissants de Thrace orientale, de cette partie européenne de la Turquie : comment n’y avions-nous pas pensé plus tôt ? Cela n’était que la conséquence logique de la réalité géographique qui était celle de la Turquie.
Paraball
Cette année-là, après quelques mois de négociations au plus haut niveau, on parvint à la conclusion que seul un demi-joueur de la sélection turque était habilité à disputer le championnat d’Europe ! La Turquie fut donc rétroactivement (principe fondateur du droit européen) privée de son nouveau titre et condamné à une amende forfaitaire qu’elle ne paierait pas, suprême élégance, mais qu’elle se verrait ponctionner sur le total de ses aides européennes… (étant donnée la hauteur financière de ces aides, cette mesure correspondit alors à ce qu’on appelle en langage diplomatique un « gel » des versements…)
Quatre ans plus tard : Galatasaray avait disputé 2 finales de Champions’League avec une équipe comprenant deux joueurs turcs. Elle les avait perdues toutes les deux face au FC-Sochaux qui comptait 7 Turcs dans son effectif.
Puis ce fut une nouvelle coupe d’Europe : arrivée en demi-finale, la Turquie menaça encore malgré une sélection opérée sur ses seules terres européennes. Chaque joueur turc devait alors justifier d’une résidence de plus 24 mois en Thrace en plus d’y être né. Le parti nationaliste turc se posait désormais ouvertement la question de savoir s’il ne convenait pas de reconquérir les Balkans !
Mais la naissance suffit-elle ? Les Turcs n’étaient-ils pas en train de nous jouer un mauvais tour en allant chercher en Anatolie des familles génétiquement favorables à la pratique du football pour les installer et les faire procréer sur le sol européen ? La question était sérieusement posée ! Des experts en génie génétique, en phénotype européen et d’autres en droit européen furent alors réunis dans le cadre d’une commission mixte UE-UEFA. La réponse éclair fut claire : il faut s’assurer que l’implantation de chaque joueur turc en Thrace remonte à au moins quatre générations des côtés paternels et maternels sans laisser à un atavisme trop fâcheux la raison d’un trait par trop anatolien (pigmentation de la peau, notamment).
La Turquie est interdite de finale, principe de précaution oblige.
Le gouvernement turc chute et un mouvement nationaliste post-moderne fait irruption dans la vie politique turque en promettant de remettre le recrutement des janissaires au goût du jour : recruter des jeunes des Balkans pour les former à Tekirdag en plein cœur de la Turquie européenne.
Coup du sort
Et c’est là que se produisit une chose inattendue. On ne mesure pas toujours toutes les conséquences de ses actes et décisions. Et la question qui aurait dû être posée depuis longtemps finit par remonter en surface. On ne sait ni comment ni pourquoi – sans doute les mouvements de supporters européens entrés en résistance – mais un jour, d’un coup, l’étincelle d’un rapprochement improbable éclata dans l’esprit de quelqu’un qui ne tint pas sa langue.
Si on interdisait aux Turcs d’Anatolie de disputer la coupe d’Europe pour la Turquie, comment se faisait-il que des nations européennes comme l’Autriche, la Suisse, l’Allemagne ou la Roumanie puissent aligner des joueurs d’origine turque ? Il fallait évidemment contrôler également leurs origines européennes. Et sans tarder. Il en allait du sens même de l’équité en droit européen.
Toutes ces nations furent donc invitées à se séparer de trois ou quatre de leurs joueurs d’origine turque.
Mais la Turquie avait semé la confusion dans les esprits. C’est là que ça a sérieusement commencé à sentir le roussi. Quand on s’est tous retrouvé entre nous. Parce qu’un sombre joueur autrichien d’origine turque avait eu la mauvaise idée de faire appel de la décision de sa fédération devant un juge qui eut le grand tort de la cohérence : selon le magistrat, il était totalement discriminatoire de soumettre le plaignant à un traitement qu’on n’appliquait pas aux autres joueurs… Et au nom du principe d’égalité, on généralisa donc la discrimination à toutes les équipes nationales européennes alors décimées et privées de leurs meilleurs éléments.
On décida également de sanctionner toutes les équipes ayant acquis des titres dès lors immérités (parce qu’il était également évident que seuls les « étrangers » étaient à même d’emporter la décision dans un match au sommet). La France ne fut pas peu égratignée, contrainte qu’elle fut d’aller chercher les nouvelles stars de son équipe nationale dans le bocage nivernais, sur les plateaux de Corrèze et au fin fond de la bouchure bourbonnaise.
L’Europe du foot devint la risée du monde entier.
Les sélections nationales européennes donnaient le tournis : une équipe A (européenne) pour les tournois européens, une équipe A’ (non européenne) pour la coupe du monde.
Surcoût financier, écart de niveau frisant le ridicule. D’un côté, l’Europe vraie, de l’autre l’Europe réelle. La mode envahit ensuite toutes les coupes d’Europe, les unes après les autres. Les meilleurs clubs européens cédant peu à peu les meilleurs joueurs - qui n’avaient pas les meilleurs parents - aux meilleurs clubs chinois et indiens.
La Turquie, quant à elle, avait suivi le mouvement européen qu’elle avait initié malgré elle : elle était dès lors plus européenne que tous les autres pays européens pour le simple fait de n’être pas européenne. Quand je me relis aujourd’hui et que je regarde derrière moi, je ne comprends vraiment pas comment nous avons pu en arriver là. Le football européen disposait de tous les atouts pour rester au plus haut niveau d’une activité dont il avait été le précurseur.
J’ai arbitré pendant de longues années sur les terrains de foot de l’Europe entière, critiqué de tous les côtés pour avoir seulement voulu endosser le rôle de celui qui prend les décisions critiquables mais absolument nécessaires. Je suis aujourd’hui accusé d’avoir contribué au dévoiement de l’esprit des coupes d’Europe de football pour avoir accordé un coup franc que la Turquie devait ensuite convertir en but synonyme de victoire…
C’était avant qu’il fallait résister. Aujourd’hui il est trop tard. Autrefois on pensait s’arranger et se laver les mains à bon compte. Erreur funeste."
FIN