L’AKP n’est pas un parti intégriste et les partisans de la laïcité ne sont pas tous des démocrates. Les choses sont plus complexes, prévient la romancière et éditorialiste turque.
Les médias occidentaux suivent de près l’actualité turque, mais ont parfois du mal à comprendre la situation dans toute sa complexité. Ainsi, ce qui se passe en Turquie est souvent présenté comme un affrontement entre “sécularistes laïques” et “islamistes”. La réalité est évidemment plus compliquée et se distingue en plus par des éléments typiques du contexte turc. Ainsi, l’AKP, le parti au pouvoir, ne peut être qualifié d’”islamiste”. On apprécie ou non l’AKP, mais on ne peut affubler ce parti du qualificatif “fondamentaliste”, car il ne l’est tout simplement pas. Au cours des quatre dernières années, l’AKP s’est montré bien plus ouvert d’esprit que le Parti social-démocrate [CHP, opposition kémaliste] par rapport au processus d’adhésion à l’Union européenne, en soutenant celui-ci et en lançant dans ce cadre les réformes nécessaires. Les partisans de la laïcité en Turquie ne sont d’ailleurs pas tous des démocrates. Certains d’entre eux sont favorables à un coup d’Etat militaire et n’hésitent pas à faire des appels du pied à l’armée pour qu’elle s’implique davantage. En outre, une partie de l’opposition à l’AKP aujourd’hui est clairement issue des milieux nationalistes et antioccidentaux. Tout cela fait de la Turquie un pays où la définition des appartenances politiques est très floue. A fortiori dès lors que le parti “islamiste” au pouvoir se révèle plus progressiste que l’opposition “sociale-démocrate”. Et, pour compliquer encore les choses, il faut préciser que l’armée joue un rôle majeur sur l’échiquier politique turc. Il convient donc, pour comprendre les enjeux politiques de la Turquie, d’abandonner les clichés et de se focaliser davantage sur les nuances.
Une femme voilée, première dame du pays ?
La tension politique a augmenté d’un cran avec l’annonce de la candidature d’Abdullah Gül à la présidence de la République. Cette fonction est essentiellement protocolaire, mais le président a néanmoins la possibilité de mettre son veto sur des projets de loi. En plus, ce poste est celui où Atatürk a siégé et il est donc chargé d’une lourde valeur symbolique pour toute la nation. Il est synonyme de modernisation, d’occidentalisation et de laïcité. La question s’est donc posée : Abdullah Gül est-il suffisamment convenable pour ce poste ? Ministre des Affaires étrangères, Gül est apprécié dans de larges segments de la société turque et il est en bons termes avec les intellectuels critiques turcs. Il a ainsi, au nom de la liberté d’expression, critiqué ouvertement l’article 301 du Code pénal [qui punit sévèrement le concept vague d’”insultes à la turquicité” et en vertu duquel Elif Shafak fut poursuivie, avant d’être acquittée en septembre 2006]. Ceux qui ont des objections personnelles à propos de Gül en Turquie sont d’ailleurs peu nombreux.
Mais il y a un problème de taille : son épouse porte le voile. Voile qui a été banni des institutions de l’Etat en Turquie. Tout cela dans un pays où les symboles sont importants et ont en retour un impact politique énorme. La candidature de Gül touche donc directement au concept de la laïcité turque et n’est pas sans susciter de craintes. La crainte qu’une femme voilée ne devienne la première dame du pays. La crainte que la laïcité ne soit menacée.
Mais ce n’est qu’un aspect du problème. L’autre concerne l’armée. Les militaires turcs ont toujours joué un rôle pivot dans la politique turque, tantôt en coulisses, tantôt ouvertement. C’est ainsi que, le 27 avril, l’armée a publié sur son site Internet un communiqué appelant à la vigilance. Cette mise en garde très sévère a été interprétée comme un “coup d’Etat électronique”. A la suite de l’avertissement de l’armée, plus de 700 000 personnes ont manifesté contre le gouvernement. Certains criaient des slogans tels que “La présidence de la République ne tombera pas aux mains des imams” ou “On ne veut pas de first lady voilée”. Néanmoins, la foule était animée par des motivations conflictuelles. Ce rassemblement s’est aussi distingué par une large présence féminine. Les femmes turques deviennent en effet de plus en plus actives en politique. Les femmes sont devenues un enjeu. Leurs corps sont devenus l’objet de grands affrontements idéologiques.
La Turquie est un pays où le processus de modernisation et d’occidentalisation a été déclenché et conduit par une élite politique et culturelle. Dans ce contexte, qui représente la nation ? Les élites ? L’armée ? La classe politique ? les conservateurs ? Le problème, c’est précisément que chaque groupe pense que c’est lui qui incarne le mieux la nation, alors qu’en réalité celle-ci est un mélange de toutes ces composantes. Dans ce contexte, il faut noter que la frange la plus radicale des antioccidentaux en Turquie partage avec les plus antiturcs des Européens la même conviction que l’islam et la démocratie à l’occidentale sont incompatibles. Ces deux tendances sont d’ailleurs toutes les deux opposées à l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne. La majorité de la population turque est opposée tant au fondamentalisme musulman qu’à un nouveau coup d’Etat militaire. Le seul moyen d’apporter une solution aux problèmes dans une démocratie est d’injecter encore davantage de démocratie. La Turquie est trop dynamique et trop importante pour que le monde occidental se permette le luxe de la perdre.
Encadré :
Elif Shafak - Cette romancière turque de 36 ans est l’un des auteurs les plus en vue de son pays. Née à Strasbourg, elle a grandi en Espagne et vit aujourd’hui entre Istanbul et l’Arizona, où elle enseigne. Elle s’est beaucoup impliquée dans le travail de mémoire sur la question arménienne. C’est d’ailleurs le sujet de son dernier roman, Baba ve Piç, paru en 2006. Best-seller en Turquie, il lui a valu des poursuites judiciaires pour “atteinte à l’identité nationale”. Il paraîtra en août prochain chez Phébus sous le titre Le Bâtard d’Istanbul.