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Dictateurs de la pensée !

jeudi 9 février 2006, par Hasan Cemal, Hrant Dink, Ismet Berkan, Marillac

© Turquie Européenne le 08/02/2006 pour la traduction

© Milliyet, le 08/02/2006

© Radikal, le 08/02/2006

Avec une moindre publicité que l’affaire Orhan Pamuk, devait s’ouvrir, mardi 7 février, à Istanbul, le procès de 5 journalistes et intellectuels contre lesquels un collectif d’avocats nationalistes avait porté plainte pour avoir critiqué dans les colonnes de leurs journaux respectifs la décision du juge d’interdire la tenue, en septembre dernier, d’une conférence sur « les Arméniens à la fin de l’Empire ottoman. »


Sur le banc des accusés figuraient Ismet Berkan, Murat Belge, Erol Katircioglu, Haluk Sahin et Hasan Cemal.
C’est ce dernier, journaliste au quotidien Milliyet, qui nous livre ici ses impressions ainsi que celles de son confrère Hrant Dink, rédacteur en chef de l’hebdomadaire Agos, sous le coup également d’un procès pour insulte à l’identité turque. Ismet Berkan, rédacteur en chef du quotidien Radikal, devait, quant à lui, publier une chronique de cette journée dont nous traduisons ici quelques extraits.

Cela faisait de nombreuses années que je n’avais pas comparu devant un tribunal. J’ai été jugé. Pourquoi ?
Pour avoir défendu la tenue d’une conférence dans une université. Parce que je me suis opposé à l’interdiction d’une telle conférence. Parce que j’ai cru qu’une telle interdiction était contraire à la démocratie, au droit, à la liberté académique comme au travail de la pensée en université. Et pour avoir exprimé cette critique assez vivement à deux reprises dans ces colonnes mêmes, je me suis présenté hier devant le juge en encourant une peine de prison pouvant aller jusqu’à trois ans.

Et c’est tristement que j’en suis venu à cette conclusion : l’atmosphère générale de ce procès comme les évènements qui ont eu lieu à l’intérieur et à l’extérieur de la salle d’audience, notre entrée et notre sortie du palais de Justice sous forte escorte policière, tout cela prouve encore une fois combien le combat pour le droit et la démocratie en Turquie est un combat difficile, combien il exige de patience et de détermination, combien il nécessite de temps. De l’intérieur comme de l’extérieur de la salle d’audience j’ai suivi ceux qui haïssent les différences. J’ai écouté les slogans qu’ils lançaient.
Qui étaient-ils ?
Des dictateurs de la pensée !

En les écoutant, je me suis souvenu d’un texte de Stefan Zweig concernant Montaigne :

« Il n’y a qu’une seule chose qui soit fausse et qui nécessite d’être comptée au nombre des fautes : tenter de faire entrer dans la tenaille des systèmes et des disciplines un monde qui se débat dans la pluralité...Ce qui est faux, c’est d’éloigner les autres de leur libre pensée, de ce qu’il souhaitent en réalité et en fait, de leur faire accepter de force une chose qui ne se trouve pas en eux. Ceux-ci sont ceux qui ignorent ce qu’est le respect en face de la liberté. Et Montaigne n’a jamais haï personne autant que tous ceux qui souhaitaient faire accepter au monde des « nouveautés » au motif qu’elles étaient les seules et indiscutables vérités, tous ces dictateurs de la pensée qui cherchent à avoir raison au prix du sang de milliers de personnes. »

Les dictateurs de la pensée ne quittent pas facilement le devant de la scène. Que faire, il en est ainsi. Le droit et la démocratie nécessitent du temps. Hier j’ai dû tenir mon rang. Demain ce sera le tour d’un autre confrère, Hrant Dink. Demain ce sera lui l’accusé et il défendra la liberté d’expression. Je lui laisse donc la plume.

* * *

« Mon cher Hasan,

Le 14 février 2002 j’avais été invité à prendre la parole dans le cadre d’une conférence donnée par l’association de défense des droits de l’homme, Mazlum-Der dans la ville d’Urfa (Sud Est anatolien). Cette conférence portait le titre suivant : “sécurité globale, terrorisme et droits de l’homme, multiculturalisme, minorités et droits de l’homme.”

Après mon intervention, nous sommes passés aux questions de l’auditoire. L’une de ces questions portait sur le fait de savoir si dans les écoles arméniennes on prononçait également le serment “Je suis Turc, je suis juste, je suis travailleur...” et si oui, ce que personnellement je ressentais lors de cette récitation. J’ai répondu ainsi :
« J’aime beaucoup la partie disant je suis travailleur, je suis juste et je les dis à gorge déployée. Quant à le “Je suis Turc”, je tente de la concevoir comme si je disais “Je suis de Turquie”. Je ne suis pas Turc mais de Turquie, je suis un citoyen de la République de Turquie et je suis Arménien. »

Sur ce point en donnant un exemple supplémentaire, j’ai fait référence au passage de l’hymne national évoquant � ma race héroïque“ et en parlant de ma gêne à l’évocation d’une race, j’ai poursuivi ainsi :
« Depuis ma plus tendre enfance je chante l’hymne national avec vous tous. Mais ces derniers temps, il y a un passage sur lequel je bute. Je me tais alors que vous continuez et reprends juste après “ma race de héros”...

Dans l’hymne national sommes-nous aujourd’hui en train d’essayer de renforcer le concept de citoyenneté, l �unité nationale en recourant encore à des notions de race, de race de héros ?

C’est ici précisément que je me tais. Si par exemple nous parlions de “mon peuple travailleur”, alors je chanterais plus fort que vous tous. Mais il n’en est pas ainsi. »

Cher Hasan, c’est pour ces paroles que je suis jugé, avec l’aval du ministère de la Justice pour insulte à l’identité turque.

Dans ma défense, j’ai insisté sur ce point :
“En recourant au terme de race dans l’hymne national, en fait plutôt que de nous regrouper, nous pratiquons publiquement racisme et séparatisme. Nous faisons �uvre de séparatisme parce que dans ce pays nous sommes tous issus de races différentes. Il y a les Turcs, les Grecs, les Kurdes, les Arméniens. En prononçant le même passage en même temps, nous faisons en fait référence, tous autant que nous sommes, à nos propres origines. Peut-il y avoir racisme et séparatisme plus évident que celui-ci ?”

Qu’en dis-tu Hasan, suis-je dans le faux ? »
Hrant Dink.

Et vous, qu’en dites-vous ?

© Milliyet, le 08/02/2006

La première fois que je voyais...

En rentrant, j’ai posé la question aux forces anti-émeutes de la police : ils nous attendaient depuis 8 heures du matin (il est alors 12h30). Qui sait à quelle heure ils ont commencé de travailler et pire à quelle heure il se sont mis en route pour traverser Istanbul sous la neige ? Je me suis excusé auprès des policiers qui se trouvaient à proximité. L’un d’entre eux devait me répondre que nous n’y étions pour rien et que les seuls responsables de cet état de fait étaient Kerinçsiz et ses amis, en faisant référence aux avocats qui ont porté plainte ainsi qu’à leur leader, ancien candidat aux municipales pour le MHP (Parti du Mouvement Nationaliste, extrême droite) [...]

Enfin nous avons pu entrer dans la salle d’audience. Le couloir était bondé, la salle quant à elle était littéralement prise d’assaut. Je me suis déjà à maintes reprises trouvé dans des salles d’audience, j’ai été jugé selon à peu près tous les articles limitant la liberté d’expression y compris ceux de la Loi de lutte contre le terrorisme, il est même arrivé que je sois condamné (avec sursis) mais jusqu’à ce jour jamais autant de monde n’avait prêté attention à mon procès. Je suis persuadé que désormais en Turquie tous les problèmes relatifs à la liberté d’expression ont été dépassés sur le papier et qu’il ne reste que, à l’instar de ce procès, des problèmes dans la mise en �uvre de ces réformes. Quoi qu’il en soit, voir un tel soutien m’a fait chaud au c�ur. Au moins n’étions-nous pas seuls.

Environ une heure avant l’ouverture du procès, un ami devait avancer une explication concernant une telle affluence, et je pense qu’il avait raison : « Lorsque Orhan Pamuk a été jugé, il s’est trouvé tout seul dans la salle d’audience et ensuite il est arrivé ce que l’on sait, le terrain est devenu le domaine de ces fameux « juristes / avocats » (les protestations des nationalistes avaient alors notamment débordé, contraignant Orhan Pamuk à demander une protection policière). Cette fois, il n’était pas question de permettre une telle chose. Puisque ceux-ci sont là, nous aussi nous y rendrons. » L’idée était celle-ci précisément.

[...]
Mais je veux également dire ceci : en fait la journée d’hier aurait très bien pu ne pas avoir lieu, chacun aurait pu vaquer à ses occupations.
Il est complètement absurde de voir un groupe de nationalistes occuper autant de gens et pire encore l’ensemble du pays pour faire leur propagande personnelle et renforcer les chances de leur candidature - investiture MHP aux prochaines élections.

© Radikal, le 08/02/2006

Traduction pour Turquie Européenne : François Skvor

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