Marie NDiaye, Antonio Tabucchi, Nedim Gürsel : trois écrivains dont la liberté d’expression a été récemment remise en cause.
Disons les choses sans réserve : lorsqu’un homme politique, quelle que soit son appartenance, exige des écrivains qu’ils se taisent, c’est le signe que les temps sont, en effet, devenus irrespirables. « Irrespirable ». C’est pour cet adjectif que Marie NDiaye subit depuis des semaines l’ire du député UMP Eric Raoult, ex-ministre de l’Intégration. Il aura fallu deux mois à notre vigilant républicain pour lire l’entretien accordé par Marie NDiaye aux Inrockuptibleset s’émouvoir des propos critiques tenus par celle qui, à l’époque, n’avait pas encore reçu le prix Goncourt. Dans cet entretien publié à la mi-août, la romancière expliquait son choix de vivre à Berlin à cause notamment de l’atmosphère qui règne, selon elle, dans la France de Nicolas Sarkozy. Crime de lèse-majesté, estime Raoult qui appelle aussitôt les écrivains lauréats du Goncourt à un « devoir de réserve » comme on rappelle à l’ordre un sous-ministre ou un députaillon qui a marché hors des clous. Depuis, face à la bronca quasi unanime, le « devoir de réserve » s’est mué en devoir de « modération ». Raoult baisse d’un ton, mais fait toujours comme si le Goncourt était un colifichet décerné par l’Etat...
Faut-il s’émouvoir des propos d’un député français ou bien les ranger dans le lourd dossier des dérapages verbaux de nos édiles, puis classer l’affaire entre sourire et soupir ? A bien y regarder, cette sortie est moins insignifiante qu’on ne le croit. Posons une question simple, à la façon d’Alain Badiou. De quoi Raoult est-il le nom ? De la vulgarité, disent les uns. De la bêtise ordinaire, confirment les autres. Oui, mais pas seulement. Les paroles du député de Seine-Saint-Denis trahissent une pensée plus profonde : faire peur, intimider. M. Raoult souhaite un art officiel. Un art obéissant. Sans doute s’inspire-t-il des exemples navrants que nous ont offerts ces dernières semaines l’Italie et la Turquie. Rappelons les faits. En Italie, Antonio Tabucchi est actuellement traîné devant les tribunaux par le président du Sénat qui lui réclame la somme astronomique d’1,3 million d’euros. Pourquoi ? Parce que l’auteur de Nocturne indien et de Tristano meurt a eu l’audace de publier en mai dernier une tribune dans laquelle il s’interrogeait sur les limites du journalisme ainsi que sur le passé dudit grand homme... En Turquie, Etat pourtant laïque, Nedim Gürsel a été assigné en justice pour avoir « dénigré les valeurs religieuses de la population » (sic) dans un roman, Les filles d’Allah (publié ces jours-ci au Seuil) où, après lecture, il apparaît que son crime fut d’imaginer l’usage qu’une des filles d’Allah, par ailleurs idole de la fécondité, fit du godemiché inventé pour elle par un Bédouin...
Que signifie cette étrange coïncidence ? La France de 2009, similaire à l’Italie de Berlusconi et à cette Turquie qui frappe aux portes de l’Europe mais, malgré le prochain rétablissement des relations diplomatiques avec l’Arménie, refuse toujours de reconnaître le génocide arménien et bafoue les lois de la laïcité... Oui, dans la France de 2009, un député peut affirmer sans être repris par aucun responsable politique qu’aimer son pays consiste à ne pas le critiquer... On croit rêver ! Cette volonté de tenir l’écrivain en laisse, de ne tolérer que les romanciers respectueux du pouvoir (surtout lorsque ce dernier s’incarne dans un président de la République, un président du Sénat ou une religion) est terrifiante. Combien de fois faudra-t-il le répéter ? Un écrivain n’a pas à se conformer mais à se distinguer : il ne sera jamais le chargé de com d’une nation, ni la littérature, la vitrine d’un pays. Nul devoir de réserve pour l’écrivain (Patrick Rambaud, juré Goncourt, a, assez comiquement, rappelé que Raoult devait confondre la lauréate du Goncourt avec celle du concours des Miss France ) mais bien plutôt un devoir d’alerte. Reprenons les termes de l’appel lancé pour secourir Antonio Tabucchi. Ils sont nets. Clairs. Valables dans le monde entier, y compris en France : « Les démocraties vivantes ont besoin d’individus libres. D’individus indisciplinés, courageux, créatifs. Qui osent, qui provoquent, qui dérangent. Il en est ainsi des écrivains dont la liberté de plume est indissociable de l’idée même de démocratie. »
M. Raoult a le droit de préférer les idées, nettement moins dérangeantes, de grands romanciers tels Valéry Giscard d’Estaing (La princesse et le président, XO/De Fallois) ou Dominique de Villepin (Le dernier témoin, Plon) à celles, en effet provocatrices, du Prix Goncourt 2009. Par charité, nous lui conseillerons donc de ne pas ouvrir Et que le vaste monde poursuive sa course folle, élu meilleur livre de l’année par la rédaction de Lire : dans ce roman éblouissant, l’Américain d’origine irlandaise Colum McCann oublie de vanter les mérites du président Nixon lors du Watergate et des interventions au Vietnam, tout comme il néglige de rappeler combien la vie était belle dans cette Amérique de la souriante année 1974... Que M. Raoult nous permette, pour conclure, de lui rappeler qu’il n’y a qu’un seul devoir qui vaille : le devoir d’intelligence.