À la fin du XIXe siècle, la naissance du nationalisme turc a coïncidé avec une période de découverte de l’ancien monde turc grâce aux travaux historiques et archéologiques : la turcologie scientifique a nourri le nationalisme. Histoire critique de cette gémellité fondatrice en Turquie, suite...
— -
Rappelons d’abord la vision officielle de l’Anatolie du manuel de 1929 : « La Turquie est composée de terres où sont établis uniquement des Turcs. » La politique postérieure consiste à le réaffirmer, en niant l’existence du fait kurde.
Une longue lignée d’auteurs s’y est employée. L’un des premiers, sinon le premier, est Kadri Kemal Kop (né en 1900 à Bitlis). Ce haut fonctionnaire a publié deux opuscules : en 1933, L’Anatolie orientale et sud-orientale, qui est un exercice d’application de la thèse turque d’histoire dans le sud-est, « pays turc depuis dix mille ans » ; en 1938, Mes recherches sur les facteurs d’influence sur la langue turque de l’est et du sud-est de l’Anatolie, exercice d’application de la théorie de la langue solaire, où l’auteur expose des similitudes entre les vocabulaires hittite et kurde, d’où il déduit que les Kurdes descendent des Hittites, donc des Turcs [1]. Afet Inan elle-même écrit et publie de tels textes au moins jusqu’en 1952 [2].
Puis cette littérature très spéciale est prise en charge par le Türk Kültürü Araştırma Enstitüsü (TKAE), institut fondé en 1961, lors du mouvement de re-kémalisation, institut officieux mais reconnu d’utilité publique et financé par l’Etat, composé d’universitaires complaisants. Le TKAE a notamment publié le mensuel Türk Kültürü, organe de diffusion de la pensée kémaliste et nationaliste dans les différentes branches des sciences humaines. L’institut a également publié depuis 1961 plus de cent ouvrages dont le principal objet était la négation de la pluralité culturelle de l’Anatolie. La plus grande densité de parutions d’ouvrages de ce genre se situe après le coup d’État de 1980, seconde période de re-kémalisation de la Turquie.
Voici quelques titres révélateurs :
La Vérité sur l’Anatolie orientale (Ahmet Arvasi) ;
Recherches sur les dialectes turcs zaza et kurmanç (Tuncer Gülensoy) ;
Du proto-turc au kurde d’aujourd’hui (Kazım Mirsan) ;
Le sud-est anatolien dans l’unité nationale turque (Hakkı Dursun Yıldız) ;
Les Turcs kurdes et les Turkmènes dans l’histoire (Ismet Parmaksızoglu) ;
Les Kurdes, une tribu turkestanaise ( Aydın Taneri) ;
etc.
« Re-kémalisation »
Outre la réédition d’ouvrages anciens comme ceux de Kadri Kemal Kop, le TKAE a publié une nouvelle génération d’auteurs, comme Hayri Basbuğ qui a relayé Kop dans la démonstration du caractère turc des dialectes kurdes, zaza et kurmanç ; Abdullah Çay pour qui la fête de Newroz est originaire des forêts d’Ergenekon – et peut donc être officialisée sans dommage politique (ce qui fut fait entre 1995 et 1998) ; Sükrü Kaya Seferoglu qui croit établir l’équivalence entre kurde et turc au point de forger le mot Kürttürk.
Des ouvrages du même genre ont été édités par d’autres institutions comme le Türk Ikibin Vakfı ou l’Aydınlar Ocagı. Un auteur comme Reza Oguz Türkkan a longtemps continué d’écrire sur les populations américaines « d’origine turque », sur l’origine sumérienne (donc turque) des Kurdes, etc. Ainsi la « thèse turque d’histoire », loin d’avoir été un caprice passager, une erreur temporaire d’Atatürk, vit encore, sert encore. En ne décourageant pas ces exercices, en les encourageant au contraire puisque l’armée reprend leurs conclusions [3], le pouvoir culturel turc à la fin du vingtième siècle cherchait à faire coïncider le millet turc (au sens religieux) avec un territoire (l’Anatolie), et une langue, puisque le Kurde n’est pas censé exister.
Ainsi a-t-on cherché à résoudre la tension entre l’Anatolie, lieu de la république, lieu de production du discours, d’une part, et les territoires de référence asiatiques, lieu de déroulement de l’histoire enseignée, d’autre part. D’où le renversement vertigineux signalé en début d’exposé : ce qui vient d’Asie intérieure est turc, et se trouve doncà sa place en Anatolie.
Mais l’évolution historiographique ne s’arrête pas là. Après des hésitations dans un sens plus classique ou au contraire plus « turquiste » encore qu’à l’époque de Mustafa Kemal, un nouveau récit historique scolaire fait son apparition vers 1985, très influencé par l’idéologie de la « synthèse turco-islamique ». Il complique encore la perception de l’Anatolie.
Cette idéologie est basée sur une vision de l’histoire déjà en germe chez Ziya Gökalp, qui nourrit un nationalisme visant à renforcer l’identité musulmane des Turcs et à établir une synthèse entre la culture musulmane et la vieille culture turque des steppes. L’ensemble de ces perceptions est qualifié de « culture nationale » à partir de 1982. Elle est officialisée par la constitution et devient le fondement de la politique culturelle de la fin du XXe siècle.
Elle porte une nouvelle fois l’attention sur l’Asie, et doublement : par l’évocation de la culture des steppes ; par l’accent porté sur les premiers sultanats turco-musulmans, lieu de conversion des Turcs à l’islam et donc sur le lieu de naissance de la « synthèse » (IXe-XIe siècles). Mais ce n’est pas la même Asie que celle, mythique, de la « thèse d’histoire ». Il s’agit de deux épisodes bien réels de l’histoire de l’Asie et de l’histoire des Turcs, l’un se situant au VIIIe siècle avec la culture des « Turcs célestes », immortalisée par les stèles de l’Orkhon, l’autre en Transoxiane, sur les plateaux irano-afghans, contemporain du cœur du Moyen-Age occidental.
En quête d’une synthèse
Pourtant, l’Anatolie occupe une place de choix dans cette vision, car elle est le lieu d’accomplissement, de l’aboutissement de la culture turco-musulmane. En effet, la présence turque en Anatolie est légitimée non plus par l’antériorité mais par l’entrée du pays dans l’islam, le dar-ül Islâm, une conquête que les Arabes n’avaient eux-mêmes jamais pu accomplir. Cette justification religieuse suffit, car elle constitue un absolu. Avant de s’exprimer dans les manuels scolaires, ces idées avaient été émises par un autre groupe d’universitaires turcs. En tête, Ibrahim Kafesoglu, ainsi que Zekeriya Kitapçı, Hakkı Dursun Yıldız.
L’Anatolie prend un autre sens, une autre valeur. Elle est au croisement, à l’intersection de trois passés : asiatique/ethnique, proche-oriental/musulman, et anatolien/balkanique/ottoman. À ce carrefour naît la république, « éternelle patrie des Turcs » [4]. Elle est l’objet d’une nouvelle saga, personnalisée par trois héros purement anatoliens qui correspondent aussi à des lieux : à l’est, le sultan Alparslan, qui ouvre l’Anatolie aux Turcs en 1071 en défaisant les Byzantins [5] ; à l’ouest, le sultan Mehmet le Conquérant, qui accomplit la saga en prenant Constantinople, surpassant les rivaux Arabes (1453). Mais le héros suprême qui défend, garantit, sauve et scelle la présence turque en Anatolie, c’est Mustafa Kemal, dont les lieux de bravoure sont une description de l’Anatolie profonde : les Dardanelles, le débarquement à Samsun, les congrès de Sivas et d’Erzurum, et bien sûr, le nouveau siège du pouvoir, Ankara.
Une nouvelle contradiction surgit alors : qu’on définisse la turcité par l’ethnie, la langue ou la religion, il est impossible de faire de l’histoire de l’Anatolie une « histoire nationale ». D’ailleurs, les livres d’histoire qui portent ce titre (Millî Tarih) étendent leur récit sur les trois aires définies précédemment : asiatique, proche-orientale, anatolienne. Cette extraordinaire dispersion du récit historique se reflète dans les cartes des manuels qui définissent la topographie du discours.
Si l’enseignement est efficace, la conscience géographique turque devrait s’étendre sur un espace euro-asiatique dont ne sont exclus que le Japon et l’Indochine. Cette représentation contraste avec la cartographie historique des pays voisins, solidement amarrés au territoire national : Arménie, Azerbaïdjan, Iran, Grèce.
Dans le corpus des cartes historiques turques, un bon quart des cartes concerne les espaces asiatiques périphériques (y compris le Proche-Orient) ; 15 % représentent l’Eurasie entière ou dans sa partie centrale, « foyer originel » (anayurt) des Turcs ; 21 % représentent l’Europe ; enfin, un tiers des cartes seulement est centré sur l’Anatolie et sa périphérie : l’espace ottoman (qui s’étend de l’Italie à Bagdad), le couple balkano-anatolien, enfin l’Anatolie, cadre utilisé pour représenter trois âges historiques seulement. Le cadre proprement anatolien est le plus fréquent (10 % des cartes dans l’ensemble), ce qui est tout de même très peu pour l’image du pays dans lequel est prodigué ce récit.
J’estime que les cartes présentent aux Turcs l’image d’une identité hypertrophiée, une enveloppe identitaire, qui place la Turquie dans un ensemble caractérisé seulement par son histoire et, en théorie, par son empreinte plus ou moins turque. Pour le citoyen, cela peut être à la fois une source de confusion, ou de fierté. Mais en tout cas l’Anatolie n’est que le lieu d’aboutissement d’un long processus, illustré par l’extraordinaire confusion des mots de la nation :
Vatan (la patrie) – millet (la nation, au sens ambigu, national et religieux) – ulus (la nation, un mot d’origine mongole sans connotation religieuse) – yurt (le foyer) – anavatan (la mère-patrie) – anayurt (le foyer originel : l’Asie centrale) – yavruvatan (la petite patrie : Chypre) – atayurt (le foyer d’origine : les républiques d’Asie centrale) - atavatan (la patrie asiatique)…
Et pour ce qui est des mots de l’appartenance à la nation :
Vatandas (citoyen) – soydas (frère de race) – Türkler (les Turcs, en général) – dıs Türkler (les Turcs de l’extérieur, ceux des pays turcophones d’Asie) - et le très controversé Türkiyeliler (les habitants de la Turquie, quelle que soit leur appartenance ethnique ou religieuse).
Enfin pour ce qui est de la désignation du pays :
Türkiye Cumhuriyeti (la république de Turquie)– Türk cumhuriyetleri (les républiques turques ou turcophones) – Türkistan (le Turkestan) – Türk dünyası (le monde turc).
Et tout cela est recouvert par l’expression « histoire nationale », Millî tarih !
Il existe pourtant des correctifs à dette dispersion.
Polysémie nationale
On peut croiser les résultats de mon analyse cartographique avec ceux d’une autre approche. Dans un manuel de « sciences sociales » des années 1990, je me suis amusé à relever tous les mots à la forme possessive (suffixes en –miz, -mız, -müz, -muz) [6].
Il en existe 196, dont un groupe désigne des notions banales, comme l’environnement immédiat (« notre classe, notre village »…), les éléments naturels, économiques, administratifs de la géographie turque (« nos fleuves, notre commerce, nos départements »…).
42 notions employées au possessif désignent la communauté : « nos camarades », « notre vie », « nos voisins », « nos ancêtres » (arkadaslarımız, hayatımız, komSularımız, atalarımız… )
Trois désignent des valeurs : « notre culture nationale » (millî kültürümüz (6), « notre histoire » (tarihimiz (12), « nos devoirs (görevlerimiz (14) ;
Enfin vingt-trois mots désignent la nation, la patrie : « notre État » - devletimiz) (5), « notre combat national » - millî mücadelemiz (7), « notre nation » - milletimiz (7), « notre patrie » - vatanımız (14), « notre constitution » - anayasamız (29), « notre pays » - ülkemiz (50), « notre foyer » - yurdumuz (232).
L’énorme prééminence de ce dernier terme est problématique ; yurt a un sens vague, c’est le foyer, le refuge qui peut se déplacer (puisque anayurt est l’Asie centrale…). Mais l’analyse révèle que yurt n’est employé que sous cette forme possessive yurdumuz ; et jamais l’Asie intérieure (anayurt) au contraire n’est employée au possessif. Ainsi yurt ne peut être que l’Anatolie : il n’y a pas d’autre foyer. L’Anayurt est peuplée d’autres Turcs qui ne sont pas englobés dans le nous national, même s’il est fait état d’un “nous” ethnique. Il existe en tout cas une altérité turque.
Tel est le premier signe compensatoire à la dispersion.
Autres signes
La carte de la Turquie a été transformée en image puis en symbole national, comme l’est notre Marianne en France. Cette image est très fréquemment associée au drapeau pour former un symbole quasi officiel. Elle apparaît dans les manuels de lecture vers 1985. C’est l’association sol (patrie)/nation.
- Un emblème national turc
D’autre part, le sol anatolien est sacralisé par le sang. Dans les récits scolaires de batailles, on n’évoque pas le sang qui coule lors des conquêtes (Malazgirt, Fetih). Seul est évoqué le sang qui a coulé à Çanakkale (les Dardanelles), où les morts ont été très nombreux. Le montant élevé des pertes n’est pas honteux : il est clairement évoqué, peut-être même exagéré [7]. Ces très nombreux morts se sont sacrifiés ; leur sang est le prix payé pour conserver la patrie. Ce prix élevé implique un devoir de reconnaissance du sacrifice des ancêtres, et la conscience de la responsabilité de devoir préserver ce pays de certains dangers.
Sur le plan symbolique, le sang imprègne le sol, le sol en est sacralisé, le sang a donné sa couleur au drapeau. D’ailleurs, le mot martyr est réservé aux morts de deux batailles seulement, dont l’une est Çanakkale : la hiérarchie ne fait pas de doute. L’Anatolie est le seul territoire sacré, le seul qui vaille le sacrifice, c’est le territoire exclusif de la citoyenneté.
Mais pas toute l’Anatolie ! L’Anatolie dans toute son étendue géographique certes, mais pas l’ensemble de l’héritage historique du passé anatolien. En effet, les périodes chrétiennes de l’histoire de l’Anatolie ne sont pas enseignées : Byzance, l’Arménie, les royaumes francs. Cette occultation renforce une perception de l’identité turque comme musulmane.
D’ailleurs, l’autre occurrence du mot « martyr » est la bataille de Bedir, livrée par les musulmans médinois, commandés par Mahomet, contre les Mecquois ; ainsi les guerriers sacralisés, tombés en martyrs, sont ceux qui ont défendu l’islam, et ceux qui ont défendu l’Anatolie. C’est conforme à la vision de la synthèse turco-islamique, et à la notion de millet : à la fois nation et communauté religieuse.
Ainsi l’Anatolie n’est pas « le pays de la race turque », c’est le territoire du millet turco-musulman au sein duquel on se sert encore de la politique culturelle des années trente pour essayer de gommer l’altérité kurde.
Conclusion : la métaphore d’Ergenekon
Tout ce que je viens de dire est purement imaginaire. Ce sont littéralement des histoires qu’on raconte aux enfants. Cela ne correspond ni à l’histoire ni à la mémoire réelles de la population anatolienne. Je viens de passer mon temps à enfoncer des portes ouvertes puisque bien évidemment les citoyens turcs naissent, vivent, travaillent, meurent en Anatolie. C’est leur pays sacré, c’est leur memleket, kutsal Anadolumuz, « notre Anatolie sacrée », même si ce n’est pas le pays de la « race turque ». Les lieux dont ils rêvent sont les lieux de l’enfance, les plateaux herbeux, à la rigueur l’Allemagne, mais pas les forêts d’Ergenekon.
L’Ergenekon, l’Asie centrale, l’anayurt, est seulement une image, une métaphore de l’identité turque idéalisée. L’Ergenekon, c’est l’Anatolie. C’est seulement pour affirmer la force de cette appartenance à l’Anatolie que la politique culturelle kémaliste a voulu procéder à cet extravagant détour asiatique. Cette politique n’a fait que jeter le trouble.
C’est pourquoi Eyüboglu commence-t-il son texte « Notre Anatolie » par l’étrange question : « Pourquoi ce pays est-il nôtre ? », à laquelle il répond tout aussi étrangement : « Ce pays est à nous, non parce que nous l’avons conquis, mais parce qu’il est à nous. »
C’est bien ce constant besoin de se justifier, fréquemment observable en Turquie, qui révèle le trouble jeté par le kémalisme culturel, qui n’a pas su construire une identité anatolienne.