Corruption, clientélisme, violence : le pouvoir turc a pourtant été confirmé par les urnes.
Le Parti de la justice et du développement (AKP) est sorti vainqueur du « plébiscite » qu’il a organisé en plein milieu des vacances de juillet. Presque la moitié des électeurs turcs (46,47 %) ont donné le feu vert à Erdogan qui leur demandait de « continuer la route » dans son slogan électoral. Ainsi, rien ne pourra désormais arrêter l’équipe gouvernementale partie sur un si bon chemin pavé de détournements de fonds, de malversations, d’enrichissements personnels et de pillages de toutes sortes du patrimoine national offert à toutes les OPA internationales.
Le peuple a dit « continuez ! » au moment même où un scandale éclaboussait le Premier ministre et l’un de ses compagnons de route, ancien ministre des Transports, qui avaient offert chacun un cargo à leurs fils à peine sortis de l’école ! Il ne s’agirait que d’un « petit navire », selon monsieur Erdogan, de quelque 90 mètres (!) et d’une valeur de plusieurs millions de dollars, « acheté à crédit », avec un apport personnel de 500 000 dollars tout de même. Les deux armateurs en herbe sont donc assurés d’avoir le vent populaire en poupe et leur papa d’avoir le blindage des immunités parlementaires qui les protégeront jusqu’à la prescription des nombreuses affaires juteuses qui leur sont attribuées.
Se contentant d’un sac de pois chiches ou de charbon distribués de porte à porte avant les consultations - Erdogan ne pourrait tout de même pas offrir un petit navire à tout le monde -les électeurs, qui ont plébiscité ces rois de la magouille, espèrent sans doute qu’ils profiteront un jour de bakchichs encore plus consistants. Même s’ils ne peuvent pas devenir tous des armateurs, ils peuvent espérer envoyer leur fils travailler sur les ferries urbains d’Istanbul, dont l’AKP a changé tout le personnel en un jour, du simple matelot au vendeur de thé et au guichetier, pour les remplacer par ses propres militants, comme dans tant d’entreprises publiques d’ailleurs. Peu importe si les postes à pourvoir exigent des qualifications très pointues, comme dans la compagnie nationale d’aviation. L’essentiel c’est de bien retrousser son pantalon toute la journée pour exhiber à tout le monde qu’on fait bien ses ablutions et ses prières. Et peu importe aussi que les ports, les chantiers navals, les raffineries, les banques soient vendus pour une bouchée de pain, que les usines soient démolies et transformées en terrains immobiliers, que les lois de la protection du littoral et des forêts soient abrogées afin de les livrer aux appétits des mafias, que les sites archéologiques soient bétonnés pour servir de parkings, que la mer soit remplie par les gravats des chantiers d’autoroutes qui ensevelissent toutes les plages de la mer Noire, « lieux de péchés », peu importe que les manuels scolaires soient réécrits pour distiller une morale religieuse et pour instiller la haine du non-musulman, peu importe que des jeunes filles soient rémunérées pour se promener en tchador dans les rues des grandes villes afin d’habituer les yeux à ces tenues « décentes de la femme musulmane », peu importe les efforts pour modifier le code pénal afin d’y introduire le « crime d’adultère », peu importe cet article rétrograde ajouté à la nouvelle législation permettant des procès d’un autre âge contre les écrivains et les journalistes (le plus spectaculaire d’entre eux, le procès d’Orhan Pamuk, aurait pu être évité si le ministre de la Justice n’avait pas donné son aval dans cette procédure spéciale).
Admettons que le citoyen ordinaire n’arrive même pas à manger à sa faim - bien que tout le monde applaudisse les résultats « spectaculaires » de l’AKP sur le plan économique ! - et que quelques intellectuels repus aient du mal à comprendre l’insoutenable légèreté de jurer sur un paquet de pois chiches pour accorder sa voix à l’AKP, mais de grâce, comment peut-on présenter la victoire de ce parti comme la « victoire de la démocratie » ? De quelle démocratie peut-on parler quand l’opinion publique est travaillée à ce point par une presse asservie au pouvoir ? Déjà très concentrée dans quelques grands empires, celle-ci ne se contente pas que d’un plat de lentilles ! Quant aux journalistes rebelles qui fouillent trop le linge sale des ministres, on les décourage en leur collant des procès dans quatre-vingts départements différents pour un seul article critique ! Sans parler des titres appartenant carrément aux islamistes. Le plus puissant d’entre eux, le tentaculaire groupe Zaman, est une nébuleuse de publications, d’écoles, de banques et de sociétés commerciales allant du Soudan à la Sibérie, sous la houlette d’un imam obscur réfugié aux Etats-Unis, dirigeant une très large communauté de croyants (modérés, bien entendu !). « Chaque peuple est dirigé par le régime qu’il mérite », dit-on. Nous pouvons y ajouter une autre constatation : « Chaque peuple a les intellectuels qu’il mérite ». Les nôtres qui saluent la victoire de la démocratie, ont reçu eux aussi leur part de butin, non pas sous forme d’un sac de pois chiches bien entendu, mais sous son équivalent de plusieurs tonnes, en prébendes dans l’administration, en postes dans les universités privées et publiques, en rubriques attitrées dans les journaux. De toute façon, celui qui lève un peu la tête au-dessus de la mêlée pour dire des choses en dehors du cadre démagogique, se voit la tête tranchée. Les limites de la tolérance de notre peuple épris de démocratie sont finalement assez étroites.
On ne reste pas focalisé sur un seul Salman Rushdie chez nos islamistes « modérés ». La liste des victimes abattues par des fatwas est tellement longue, allant d’Ugur Mumcu à Bahriye Üçok, en passant par des Bedrettin Cömert ou autre Ahmet Taner Kıslalı, que nous ne pouvons plus garder en mémoire tous les noms des intellectuels assassinés pour avoir défendu la laïcité. L’Occident ne leur a jamais prêté la moindre attention. Même les gigantesques défilés réunissant près de un million de personnes aux obsèques du grand journaliste Ugur Mumcu n’ont réussi à attirer l’attention de Reporters sans frontières par exemple ! Quant à l’hôtel Madimak à Sivas où nos croyants modérés avaient fait flamber vifs trente-sept écrivains et poètes trop peu croyants à leur goût [2 juillet 1993, ndlr], on ne dénonce même pas le cynisme avec lequel le lieu de cette tragédie a été transformé aujourd’hui en une salle de kebabs !
Non, ce qui s’est passé en Turquie en une chaude journée de juillet, ce n’était pas la victoire de la démocratie. C’était une « gifle de plus aux laïques », comme s’en est enthousiasmée la presse américaine : une partie du peuple décidait de faire mijoter la démocratie dans un plat de pois chiches, et une partie des intellectuels de manger de ce plat avec un gros appétit.