La cartographie constitue l’un des trois langages utilisés pour délivrer des informations dans un manuel d’histoire, les autres étant le texte et l’iconographie. Ces cartes à petite échelle ne servent pas seulement à localiser un phénomène dans l’espace : elles répondent aussi au désir de représenter et de se représenter. Si on les extrait de leur co-texte pour les réunir en un corpus, on prend plus facilement conscience des choix des auteurs : âges historiques et aires géographiques représentés (« âges d’or » ou périodes de décadence, par exemple), ou négligés. L’étude d’une série de cartes doit évaluer ces choix, souligner la fréquence de certains d’entre eux (échelles dominantes, types d’aires communément représentées) tout en veillant à repérer les omissions. L’étude systématique du corpus formé par les cartes des manuels d’histoire turcs utilisés de 1931 à 1993 a fait l’objet d’une partie de ma thèse.
Sans entrer ici dans les détails, je voudrais présenter, comme une sorte de bande dessinée cartographique, l’histoire de certaines représentations. [1]
Histoire d’une carte (1) - L’Anatolie
Alors que les cartes concernant le passé ancien de l’Anatolie évoquent à mes yeux la « belle-famille », celles de l’Asie relatent le passé de la « famille », le passé ethnique des Turcs, selon les vues de l’historiographie officielle. Cette fois, il ne s’agit pas du territoire national mais de terres vastes et lointaines que les citoyens Turcs d’aujourd’hui ne connaissent pas. Lorsque j’ai commencé de travailler sur les manuels scolaires d’histoire turcs, mon attention a été attirée très vite, dans le manuel d’histoire de 1931, par la carte représentant les fameuses migrations lors desquelles les ancêtres des Turcs, au néolithique, auraient civilisé le monde entier. Cette carte, à elle seule, est le symbole et la mise en image d’une idée extravagante, qui peut s’expliquer d’une part par l’enthousiasme des kémalistes redécouvrant les éléments asiatiques de la culture turque, et d’autre part par la nécessité de restaurer la fierté turque, mise à mal par les défaites du début du siècle, en somme la nécessité de fournir une réplique à la notion, qui agace beaucoup en Turquie, de « miracle grec » formulée par Ernest Renan en 1876 et reprise par la plupart des historiens occidentaux du début de notre siècle [2].
En raison même du caractère très asiatique pris par l’historiographie mise en œuvre par la Société de recherches sur l’histoire turque (Türk Tarih Tetkik Cemiyeti, TTTC) en 1931 (premiers manuels scolaires exprimant la « thèse d’histoire ») et 1932 (premier congrès d’histoire turque), l’Eurasie, représentée entièrement, occupe une grande place dans la cartographie historique turque, jusqu’à nos jours. Ces cartes cadrant le continent entier sont le plus souvent en projection conique, ce qui évite les déformations et convient fort bien au thème de l’expansion turque, puisque le centre de l’image correspond à peu près à l’Altaï, région d’origine des Turcs ; l’Europe, rejetée dans un coin de la carte, n’est plus le centre du monde ; c’est le monde vu d’Asie, une image belle et harmonieuse qui a, elle aussi, une histoire et une postérité.
Léon Cahun, littérateur français de la fin du XIXe siècle, est célèbre parmi les turcologues pour son Introduction à l’histoire de l’Asie parue en 1896. Cet ouvrage a eu une influence décisive sur l’historiographie turque, par l’intermédiaire de la Türk Tarihi (Histoire turque) de Necip Asım (1900). Mais on sait moins que Cahun a émis dès 1873 l’hypothèse d’une mer centre-asiatique aussi vaste que la Méditerranée, dont le dessèchement aurait provoqué la migration des proto-Turcs vers la périphérie du continent ; il a traduit son idée par cette carte, publiée en 1874, qui propose les voies migratoires possibles des Turcs vers la Scandinavie, l’Europe, la Chine et le Japon, et l’Amérique par le détroit de Behring. L’influence de Cahun et de Necip Asım s’est exercée directement sur Atatürk, comme en témoignent les annotations de sa propre main sur leurs ouvrages, qu’il possédait [4].
La vaste Türk Tarihi de Rıza Nur présente, dans ses premiers chapitres, des développements qui ont inspiré la « thèse d’histoire » kémaliste. Cette carte en fait foi, qui délimite un monde turc dont seules les péninsules du sud du continent sont exclues. Comme Léon Cahun, Rıza Nur a choisi la projection conique.
Herbert Georges Wells, le célèbre auteur de science-fiction, était surtout connu, de son vivant, par son Outline of History (« Grandes lignes de l’Histoire »), souvent réédité, traduit en turc en 1927 sous le titre Cihan Tarihinin Umumi Hatları, et qu’Atatürk a également lu et annoté. Il n’y a rien, dans cet ouvrage, qui aurait pu alimenter la « thèse d’histoire » kémaliste, mais on y trouve tout de même cette carte de l’hypothétique mer centre-asiatique de la préhistoire. Elle figure, telle quelle, dans le manuel de la TTTC pour collèges (1934) [7] ; et la bouillante Afetinan, fille adoptive d’Atatürk, qui a eu l’honneur de faire la première communication au Congrès d’histoire turque de 1932, a présenté une carte visiblement inspirée de celles de Cahun et de Wells [8]. Notons que les cartes de l’ouvrage de Wells sont le travail du cartographe J.F. Horrabin ; remarquablement claires, elles ont fortement inspiré - pour ne pas dire plus - certains auteurs scolaires comme Emin Oktay. D’autres cartes du corpus sont des plagiats d’un célèbre atlas historique allemand, l’Historischer Schul-Atlas de F.W. Putzgers [9], qui paraît depuis la fin du XIXe siècle en de multiples éditions.
Voici la carte centrale - peut-être la plus célèbre - de la série. Son graphisme, la projection choisie qui relativise toutes les civilisations « classiques » et place le foyer originel des Turcs (anayurt) au croisement des diagonales, les flèches radiales qui lui confèrent un grand dynamisme font l’efficacité de cette image, qui va connaître, jusqu’à nos jours, de multiples avatars. On en trouve des imitations dans un grand nombre de manuels et d’atlas [11]. Certains auteurs, comme B. Kurtulus [12], sont plus excessifs encore en faisant pénétrer les flèches de la turcité jusqu’en Australie. L’atlas historique de Hüseyin Dagtekin [13] adjoint encore à ce modèle une carte comportant l’hypothétique mer d’Asie centrale, et une autre intitulée « Çaglar boyunca Türk egemenliginde bulunan yerler (Les régions qui ont été sous domination turque au cours des âges) », qui couvre les mêmes aires géographiques.
Voici le modèle le plus simplifié de la carte des « migrations » ; destinée aux jeunes enfants, son graphisme a presque atteint le stade du logo. Tout effort de figuration du relief a disparu. Reste à savoir désormais si cette image a pénétré, ou pénétrera, dans l’esprit de la population scolarisée, et quels peuvent en être les effets sur la mentalité collective. De telles représentations peuvent-elles influencer la perception du monde dans l’inconscient collectif ? Remarquons en passant que cette carte a une rare qualité : elle est pourvue d’une échelle.
La forme cartographique de l’Asie, en projection conique, est également utilisée pour situer les grandes formations turques - ou supposées telles - du passé. Par l’usage systématique du mot « empire » pour désigner les souverainetés asiatiques, les auteurs infèrent l’idée d’organisations étatiques de taille continentale, sortes d’URSS avant la lettre. Elles sont délimitées par des traits pleins qui suggèrent l’idée d’une frontière bien précise, ce qui n’était évidemment pas le cas.
Nous retrouvons ici le même parti pris sémiologique. Des dimensions continentales sont attribuées à l’« État » des Turcs célestes (Göktürk), parce que l’historiographie, suite à une lecture abusive des textes de l’Orkhon (Orhun), confond volontiers les zones soumises aux expéditions temporaires des armées - effectivement immenses - et le territoire administré en permanence par un pouvoir central. Ainsi, les territoires contrôlés par les Huns, les Turcs célestes, les Ouïghours, les Kutluk, les Mongols, etc., sont représentés comme s’il s’agissait d’ États-nations. La cartographie appuie efficacement l’une des idées centrales du discours historique officiel, à savoir l’existence des idées d’ État et de nation chez les Turcs depuis la nuit des temps.
Ce dernier exemple illustre bien la difficulté, sur le plan pédagogique, à expliquer l’espace du centre de l’Asie : si l’on « zoome » sur une région plus précise, on perd les principaux repères, notamment ici les contours des côtes, qui sont les repères les plus familiers. Cette carte a le mérite de rechercher une meilleure précision, et de comporter une échelle. Mais, pour que l’enfant comprenne où se situe cette région, il faudrait, à proximité immédiate, un petit schéma explicatif localisant cette zone sur une carte générale de l’Asie. Aucun auteur, jusqu’à présent, n’a cherché à représenter efficacement le bassin de l’Orkhon, berceau des Turcs célestes et de l’empire de Gengis khan, dans l’actuelle Mongolie. Ni les cartes ni les leçons n’expliquent l’intérêt géographique de cette région : cet exemple ne figure même pas les déserts ni les chaînes de montagnes.
Texte inédit en français, publié en turc en 1998, sous la référence : Etienne Copeaux, « Bir Haritanın Tarihi (2) » [Histoire d’une carte (2)], Defter, 33, printemps 1998, pp. 115-122, légèrement remanié en mai 2011
Histoire d’une carte (1) - L’Anatolie
Pour aller plus loin, voir mon ouvrage Une Vision turque du monde à travers les cartes, 1931-1993 , Paris, CNRS-Éditions, 2000.