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Littérature turque : Ziyan d’Hakkan Günday

dimanche 16 novembre 2014, par Inès Salas

Après « D’un extrême l’autre », couronné par le prix du meilleur roman de l’année 2011 en Turquie, les éditions Galaade publient cette année Ziyan d’Hakan Günday, considéré comme la « jeune star de la littérature turque ». Chronique d’un roman-coup de poing, véritable réquisitoire contre l’armée et le service militaire obligatoire en Turquie.

Ziyan d'Hakkan Günday
Ziyan d’Hakkan Günday
Littérature turque
Crédits : Harmonia Mundi

« Mais moi je pouvais entendre. J’entendais la voix qui sortait de la photo. Peut-être que ce que j’entendais, c’était une voix qui sortait de mes yeux et qui, frappant la photo, me revenait comme un écho. Ma propre voix. Moi… »

C’est l’une des premières phrases du long flux de conscience du protagoniste de Ziyan, un jeune conscrit qui fait son service militaire obligatoire de quinze mois dans l’est de la Turquie, à majorité kurde. Une phrase qui marque l’entrée du récit comme celui d’une entrée dans la folie.

Le livre nous offre en effet quatre-cent-trente pages de plongée dans un monde absurde– celui de l’armée turque et de ses codes. Toute l’histoire se passe dans une caserne aux abords d’un village kurde aux airs de no mans land, en hiver. Les habitants, pauvres comme Job, passent devant les miradors ; le soldat les regarde, hagard. Ils sont misérables et ignorants, même si à suivre Günday – ambigu parfois, provocant souvent dans ses prises de position - on ne sait pas vraiment à quoi imputer leur misère : les Kurdes sont-ils des victimes de l’État turc ou celles de traditions d’un autre âge, en particulier dans les rapports homme/femme, qui justifieraient leur malheur ?

«  À l’est, les filles naissent femmes et meurent avant l’heure. Les hommes, qui ont mangé leur premier repas au sein de leur mère et qui considèrent que cracher dans l’assiette de celle-ci n’est pas un problème, ont enterré tellement de femmes que la terre elle-même est devenue femelle. C’est pour ça qu’on l’appelle terre mère. Les fées tirent leur gloire de cela. À force d’être enterrées vivantes, elles ont fait une femme de la terre. Voilà pourquoi elle est stérile et aride. On appelle ça la vengeance des femmes » écrit en ce sens l’auteur.

Sur cette terre stérile, la neige tombe sans discontinuer, et le froid y est tel qu’il ronge la peau et les chaires, malgré les deux paires de gants que le protagoniste, soldat sans nom jusqu’aux presque dernières pages du livre, a achetées au marché noir. Le décor nous perd dans un immuable camaïeu de blanc comme la mort ou de gris comme le chagrin, à l’image de la photographie mise en première de couverture par l’éditeur, celle d’un paysage anthracite sans ligne d’horizon d’où émergent les troncs rachitiques d’arbres nus.

Préposé à la garde dans une cahute dépourvue de tout, le conscrit parle souvent seul à travers sa cagoule, les échanges avec les autres soldats se résumant à des insultes, des ordres ou à des coups.

« Enculé ! Enculé ! Je n’irai nulle part ! Nulle part ! Je ne bougerai pas d’un millimètre ! J’étais dans le vide du cran de sécurité. Mon lieu naturel. Dans le vide entre le rien et l’existence » décrète ainsi le soldat se parlant à lui-même alors qu’il s’apprête à tirer, pensant que quelqu’un est entré dans sa tour de garde.

La langue est « instinctive » - Günday nous y avait déjà habitué dans D’un extrême l’autre, et mêle ainsi dans un pot-pourri argotique, habilement rendu par le traducteur Pierre Bastin, l’animalité d’une condition aux relents métaphysiques d’une conscience. Ce style très « rentre-dedans », séduisant au début, immerge le lecteur dans un réalisme de ressentis, mais finit un peu par lasser, Günday usant jusqu’à la corde du procédé sans veiller suffisamment à le varier ou à le renouveler.

On entend, d’ailleurs, le protagoniste parler comme si on y était, puisque la narration à la première personne nous place pour ainsi dire en son for intérieur, intus et in cute. Le soldat subit la répétition abrutissante d’un quotidien minuté - « s’habiller, courir, monter et démonter son arme, faire ses lacets, vivre », et les assauts du froid qui lui donnent envie de s’arracher les pieds, les mains, les yeux « qui en se noyant se mouillent puis se recouvrent ensuite de larmes gelées ».

Ce corps de conscrit malmené, à travers lequel on suit et sent tout, est au bord de la rupture, du suicide.

« Le suicide est une goutte d’acide qui tombe sur l’esprit. Celui qui ne sait pas se laver avec lui est percé de toutes parts et fond » lui fait dire Günday.

Ziya Hürsit
Ziya Hürsit

Un jour pourtant, lors d’un tour de garde, le soldat parle à un autre que lui-même, à un fantôme, « Ziya », qui l’en dissuade. Ce Ziya, c’est Ziya Hürsit, arrière grand-oncle de Günday, dont les archives n’ont conservé que peu de traces, si ce n’est, celle indélébile, de sa tentative d’assassinat d’Atatürk avec quelques complices en 1926. Le récit prend alors un tour fantastique, alternant entre le quotidien terrible du conscrit et ses rencontres surréalistes avec Ziya qui lui raconte sa vie mouvementée, de 1916 – moment où il arrive à Dantzig pour étudier l’ingénierie, à 1926 - moment où il est condamné à mort pour avoir voulu attenter aux jours du Gazi.

Günday, en nous plongeant sans médiation dans le récit d’une violence faite à un corps, celui du conscrit, réussit à nous raconter une triple histoire : celle d’une coercition sociale - le service militaire obligatoire en Turquie, et l’institution qui la soutient, l’Armée turque ; celle de la folie qui s’épanouit dans un système fermé pour ravager des hommes que rien ne prédisposait pourtant à cela ; et enfin celle, originale, des débuts de la République turque, puisqu’en choisissant de faire parler le personnage atypique de Ziya, détracteur d’Atatürk et de son icône, Günday se livre à un contre-récit républicain, finement documenté et rocambolesque à souhait.

Même si la narration comporte plusieurs longueurs – le récit du conscrit, qui est finalement celui d’une infernale répétition, finit par être celui d’une action qui patine et qui s’enroule sur elle-même, Ziyan est une lecture intéressante, qui s’impose indéniablement comme un réquisitoire contre une réalité encore très présente mais très opaque dans la société turque contemporaine : l’armée. Günday lève ainsi le voile sur son fonctionnement et ses mythologies (en particulier, le service militaire et la figure d’Atatürk). Le côté glauque du récit servi par la fièvre et la crasse d’un style et d’un ton qui collent bien au sujet, donne à la lecture un certain lustre et dynamisme qui la rend étrangement agréable, et parfois même amusante. Il y a plusieurs moments où on ne peut s’empêcher de rire, jaune bien sûr, et de recevoir après-coup, comme un boomerang, l’ironie glaçante de notre rire. Et c’est là un sacré tour de force de l’auteur. La dernière phrase du livre, qui pourrait bien en résumer l’esprit, est d’ailleurs là pour nous le rappeler :
« Nos pensées les plus affectueuses à tous nos soldats et conscrits qui sont en train de mourir gelés ».

Inès Salas, novembre 2014

Zıyan, Haken Günday
440 pages
ISBN : 978-2-35176-318-6 / ISBN (epub) : 978-2-35176-318-6
Prix : 24 €
Format : 13,5 x 18,5 cm
Auteur : Hakan Günday
Traducteur : Pierre Bastin
Date de parution en V.O. : 2009
Date de parution : 2014
Harmonia Mundi

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