Dans Constantinople n’attend plus personne, anthologie de trente ans de poésie composée par Mehmet Yashin lui-même et traduite par Alain Mascarou aux éditions Bleu Autour en 2008, le poète chypriote - considéré comme l’un des plus grands auteurs turcophones vivant - nous livrait l’espace fêlé de son identité, prise en étau entre tradition grecque et tradition turque sur fond de troubles politiques et militaires.
« La rencontre de Sapho et de Rûmi », traduite par Alain Mascarou et Asli Aktug, extraite d’un des derniers recueils de Mehmet Yashin, Dans le temps, le cœur est resté (Kalbim Durmus Zamanda, Istanbul, 2009) et publiée par le Centre International de Poésie de Marseille en 2014, tisse à nouveau un réseau de correspondances entre orient et occident, cette fois-ci à travers deux héritages littéraires, celui de Sapho et celui de Rûmi, le « Mevlânâ ».
Le recueil, où le lyrisme doux prend parfois la forme de l’essai ou du commentaire littéraire, donne la remarquable impression de construire a posteriori une longue poésie à six mains où les voix de Yashin, Rûmi et Sapho à plus de deux mille cinq ans d’écart s’interrogent et se répondent sur l’éternelle question de l’amour, profane et mystique :
« Si tu la rencontres n’attends pas, pars » dit ainsi Sapho dès l’exergue
« Si un souffle t’enlève, tu as rencontré celui qui t’attendait » lui répond Rûmi.
Le cœur saisi et traversé d’amour des poètes scande ainsi chacune des dix sections du recueil, se gorgeant de métaphores :
« Les fleurs soupirent » dit Yashin
« L’amour fléchissant, tordant le chêne de la montagne,/secouant les branches les plus fleuries,/a fait vaciller ma raison, elle s’est effacée devant mon cœur » murmure en écho Sapho.
« ‘Fleur’ ai-je dit, ‘si menue d’apparence,/Comment as-tu pu t’épanouir si soudain ? » répond Rûmi.
Cet amour, célébré à travers les figures de l’être aimé – Shems chez Mevlânâ ou la jeune femme chez Sapho, dépasse néanmoins son objet pour atteindre à la « rencontre perpétuelle » qui est union mystique avec l’univers. La danse et le chant des poètes embrassent alors le monde et le transcendent, car leur chant d’amour, comme l’écrit Yashin, dépasse toutes les catégories étriquées terrestres :
« Il y en a qui voient dans le miroir de Mevlânâ la supériorité de l’Orient, la figure de l’Islam, et d’autres montrent le visage d’une Sapho vue à travers le classicisme, le féminisme, l’homosexualité… Eux ne sont ni ceci ni cela. Ils ont aimé l’Orient comme l’Occident, l’homme comme la femme, le mortel comme l’immortel »
Ce n’est d’ailleurs qu’au sein de la poésie qui est espace de transcendance que la rencontre peut avoir lieu, et l’amour devenir véritablement amour. Aussi le chant qui le célèbre, pour exister, se fait nécessairement poème :
« L’amour, par ses débordements dus à l’être aimé, en singularisant toute existence, la tourne en poésie » écrit Yashin.
Le poème devient alors le lieu ultime et total de la « rencontre-perpétuelle », « deux pétales qui transforment l’existence universelle en fleur pure de la Création ».
Lire « la rencontre de Saphô et de Rûmi », c’est donc se livrer à cette rencontre pure, celle de « Sapho depuis 2600 ans » et de « Rûmi depuis 800 ans », et ainsi, comme l’écrit Yashin, « s’ouvrir à la poésie innombrable du monde ».
