Une excellente carte placée en début d’ouvrage permet au lecteur de se déplacer parmi les régions et les auteurs en même temps. Ce sont des turcophones du XXe et du XXIe siècle écrivant entre les années 1930 et aujourd’hui. La carte inaugurale qui distribue les textes dans le paysage turc pourrait tout autant figurer un programme pour qui voudrait se lancer dans la peinture littéraire d’une ville turque oubliée ; il y en a beaucoup.
L’idée d’être en bons termes avec quelqu’un du village me remplit d’aise (Jaklin Çelik)
La nostalgie, faut-il écrire la complaisance, des auteurs stambouliotes, qu’il s’agisse d’évoquer les soupes de sa grand-mère (Selim İleri) ou un café disparu du Bosphore (Nahid Sırrı Örik) prend un tour pour le moins ambigu. On ne sait plus s’il faut regretter les arbres de Judée avec leur éphémère lumière rose (Adalet Ağaoğlu) ou si, au fond, il n’est pas tout simplement naturel que les saisons passent, que les îles soient englouties ou que les amis meurent (Yiğit Bener). La distance, la suffisance des auteurs, parfois, parfaitement exprimée d’ailleurs, pourrait récolter tous les suffrages. On aimerait communier aux regrets, on aimerait avoir vu Pera pavée à l’européenne, Burgazada avant le tourisme de masse. Mais comment participer à ce mouvement si exclusif, si peu équitable ?
Heureusement les parapets en béton sont fiables (İsmail Habib Sevük)
On respirerait presque à l’évocation des chiffres de production du charbon, de la modernité industrielle qui gagne l’Anatolie. Bien sûr, on sait trop le prix payé par le peuple turc pour cette plongée dans l’enfer minier, mais la générosité de cette sorte de futurisme kémaliste ne laisse pas insensible : « nous avançons en incorporant le passé au futur » martèle encore İ. H. Sevük. Plus à l’Est, du côté d’Erzurum, on rencontre la Turquie aux prises avec la rudesse de son climat et la fragilité de son assise. Yaşar Kemal, en 1952, va au devant des paysans rescapés d’un tremblement de terre et tout prêts à mourir de froid. On lui dit : « Monsieur, si seulement on était morts dans le tremblement de terre au lieu de tomber si bas ». Écho encore avec l’histoire récente de la République, l’impéritie, la fierté nationale dont les anonymes meurent en s’entraidant : « Que faire pour nous ? Peu importe ce qui nous arrive… En réalité, que faut-il faire pour cet enfant ? Il n’y a aucune solution. »
Dieu soit loué je n’ai pas souvent fait l’expérience de la faim (Reşat Nuri Güntekin)
Plus loin encore, aux frontières de l’Iran, Bejan Matur brosse le portrait d’une jeune guérillera kurde. Complainte bien connue pour une terre à soi, la liberté de parler, d’écrire et d’apprendre la langue de ses ancêtres. « Cette terre qu’elle appelle de ses vœux, c’est une terre où sa propre mère puisse se sentir forte et à l’abri de l’oppression ». Le propos, comme souvent dans ces reportages, a quelque chose d’un peu artificiel, quelque chose qui montre la très grande distance entre les auteurs, formés aux universités d’İstanbul, d’Ankara ou à l’étranger et la réalité anatolienne qu’ils évoquent, parfois avec romantisme. Peut-être peut on parler d’une forme d’orientalisme de l’intérieur, les grandes villes, tout au moins certains de leur quartiers, permettant de s’éloigner radicalement des habitudes communes, du quotidien des gens ordinaires, en somme, d’un certain pays réel, sur fond d’admiration plus ou moins justifiée de l’occident. Cette impression étrange d’éloignement est curieusement décrite par Reşat Nuri Güntekin. Il évoque, en 1936, le voyage en Anatolie comme une chute dans l’abîme et parfois plus encore. Ainsi, décrivant malicieusement son installation dans un hôtel, loin d’İstanbul : « le lit peut être aussi neuf, les draps aussi propres que l’on veut, je ne peux m’empêcher de ressentir du dégoût, comme si j’étais étendu sur une blessure ou un furoncle ».
Fikret Otyam, Bekir Yıldız et Azad Ziya Eren font exception. Ils donnent directement la parole aux individus qu’il rencontre. Ce sont des commerçants ou des camionneurs de la frontière syrienne, des bergers nomades pris en tenaille entre le gouvernement d’Ankara qui ne les reconnaît pas et les Agha qui les exploitent : « Lui [l’agha] il nous insulte mais encore une fois le gouvernement il fait rien ! » Azad Ziya Eren reprend en écho : « Les enfants, machinalement, parlent de la précarité de la vie, et je n’aime pas ça. » C’est la Turquie de l’Est, réponse logique à la Turquie de l’Ouest.
Dans une très brillante postface Timour Muhidine donne la mesure de son entreprise éditoriale : « Il ne suffit pas de voyager aux confins d’une Turquie mal connue, trop soumise encore aux clichés touristiques – parfois par les Turcs eux-mêmes – et à la tentation de références historiques “primitives” , il s’agit de remonter le fil d’une mentalité, d’une manière de penser qui soit turque et contemporaine. »
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Présentation de l’éditeur
Ce livre est une invitation au voyage. Véritable guide géographique et littéraire, il est aussi un guide historique, ethnographique et anthropologique pour qui désire découvrir la Turquie.
Que pouvons-nous savoir en effet d un pays si l on en ignore la littérature ? Or ce livre invite à un merveilleux voyage, d Istanbul aux rivages de la Méditerranée, de la mer Noire aux plateaux d Anatolie et jusqu aux confins de la Turquie orientale mais pas seulement. Il propose un éventail de textes, parfois oubliés en Turquie ou pour la première fois traduits en français, qui est suffisamment large pour montrer à la fois les préoccupations des différents auteurs, la spécificité de chacun de leur parcours et la diversité de leur style.
Des écrivains des débuts de la République aux années 1950 puis aux auteurs plus contemporains, ils ont chacun à leur manière évoqué leur pays par des reportages ou des récits de voyage. Alors, quoi de plus réjouissant et de plus stimulant que de se laisser porter et de découvrir un pays de l intérieur grâce à ses écrivains !
Traductions de Pierre Bastin, Sibel Berk-Bozdemir, Hanife Guven, Mehmet Konuk, Nilda Tasköprü, Jean Descat, Julien Lapeyre de Cabanes, Pierre Pandelé et Alessandro Panutti.
L’autre Turquie, reportages littéraires, Galaade, 480 p.
Broché : 250 pages
Editeur : GALAADE (18 septembre 2014)
Collection : Littérature étrangère
Langue : Français
ISBN-10 : 2351763386
ISBN-13 : 978-2351763384
Dimensions du produit : 21 x 3,1 x 14,5 cm