Hakan Günday pulvérise ces frontières trop confortables en faisant battre les simandres annonciatrices des temps nouveaux. Une tempête certainement, un nouvel apocalypse peut-être, tant le lecteur se sent knock-out après la lecture en rafale des 477 pages D’un extrême l’autre, « Az » en turc. Une expérience qui ne laisse pas indifférent. Le livre d’Hakan Günday est en ce sens une révélation, une forme de rédemption aussi pour ses personnages comme me l’explique lui même l’auteur : kurtuluş d’après la traduction qu’il propose au sens de « délivrance », et d’évoquer ensuite Bob Marley et le fameux titre de son album Rédemption. Je me demandais si ce terme profondément chrétien pouvait avoir un sens en turc, ayant moi-même était confronté par les traducteurs des Derniers Araméens (Süryâniler) à la difficulté de transposer ce genre de vocabulaire étrangers au patrimoine métaphorique turc.
Et pourtant, ils y sont arrivés, comme Hakan Günday parvient à nous faire éprouver – sinon ébranler – nos certitudes par le souffle de vie qui habite les destins croisés de Derda et Derdâ, les deux héros involontaires de son épopée romanesque et qui se croisent in fine pour la vie et le pardon. Je dis bien involontaire, car ils n’auraient pas dû se rencontrer : « La notion de coïncidence à qui les gens donnent souvent un sens moral et divin n’est pour moi qu’une loi physique, comme la loi de gravitation qui existe, c’est ainsi, je n’y donne pas d’interprétation mystique. On appelle ça la vie en fait. Personne n’y croit vraiment, mais c’est ainsi. »
Car le roman est constitué de trois parties bien distinctes, la vie épouvantable de ces deux êtres d’abord, dont les souffrances sont rendues dans un style de chirurgien : « J’essaye de trouver la forme la plus simple pour raconter quelque chose de très compliqué. Je suis à la recherche d’un style au sang froid, raconter une scène de violence extrême comme un documentaire, caméra au poing, sans prendre parti. C’est très difficile à faire. Je n’écris pas pour une élite. L’important est de présenter les sentiments de manière lisible, la peur, l’horreur, les indignations. Un sentiment ou une émotion ne s’apprennent pas à l’école, on l’a en soit. Le contraire de la structure intellectuelle : l’instinct. »
L’histoire nous porte successivement au travers de deux histoires parallèles, des parcours humains différents – l’un féminin et l’autre masculin – d’un petit village de l’est de la Turquie, à Istanbul, puis à Londres, sur la trace d’abord d’une gamine de onze ans vendue à un « mari » et ne trouvant comme fuite possible que celle de devenir la maîtresse dominatrice des donjons sadomaso de la capitale anglaise, pour ne pas mourir seule ou suicidée d’un pont sur la Tamise comme l’une de ses amies. L’autre diagonale est celle d’un gamin pauvre de cimetière qui découpe consciencieusement sa mère à peine morte – « pour ne pas être envoyé à l’orphelinat », dit-il simplement – et qui se construit par instinct, par à-coups successifs où il apprend dans la rue ce qu’il n’a pas vu à l’école, d’ailleurs il n’y est jamais allé. Ses yeux d’ignorants le sauvent d’une certaine manière.
Si ses deux héros portent le même prénom – Derdâ pour elle et Derda pour lui –, c’est que pour Hakan Günday cette histoire est universelle, une histoire humaine en fait : « La vie nous façonne malgré nous et nous sommes un accident. Combien de chance y avait-il pour que je devienne écrivain par exemple ? J’ai voulu montrer l’universalité de ces destins en juxtaposant des prénoms similaires. » Ces deux jeunes gens pourraient être chacun de nous : « La souffrance est toujours présente dans mes livres. Elle peut être aussi celle de l’inaction – comme dans Piç (Bâtard) par exemple – car même si l’on ne fait rien, la vie va tout de même chercher à te faire mal.
Mes personnages sont sculptés par la douleur, par la peine, par le mal. Ils prennent forment ainsi dans mon esprit. Ensuite, j’essaye de comprendre d’où vient ce mal. Tu vois les choses plus clairement. Il n’y a que le geste qui est important, l’action de la chair, l’action de l’homme. Si tu vois clair, tu peux choisir tes gestes. Mais tout un tas de gens ne voient pas clair et produisent alors des monstruosités. Mes deux héros ont avancé après avoir nagé dans la souffrance. Une victime qui refait surface et qui se pardonne à elle-même et qui devient une autre personne ».
La souffrance est aussi pour le romancier une manière d’analyser les caractères des personnages : « Un homme sans souffrance ne donne pas d’idée claire sur ce qu’il est. Soit le personnage répond à la souffrance par la violence, soit il est spectateur de la violence, c’est-à-dire la majorité des gens. Je pratique une sorte d’autopsie de l’âme humaine, nécessaire mais dure. » Les lieux d’action sont parfois précis mais le plus souvent indéterminés comme si ce genre d’histoire pouvait arriver n’importe où : « Si j’ai pris le contexte d’une organisation religieuse fondamentaliste, c’est une métaphore qui peut s’appliquer à n’importe quel système d’organisation humaine.
Pour moi, l’homme est un loup-garou qui se menotte en attendant que la lune passe car il sait qu’il peut devenir très méchant. Il va violer, il va tuer, il va voler. Soit je continue dans ma nature, se dit-il, soit je vais arrêter. On a tous du docteur Jekyll et Mr Hyde en nous. Il faut essayer de s’arrêter. Je pense à Hermann Hesse et le personnage central du Loup des steppes, ou encore à Jack London qui chercher à se stopper lui-même. J’avais besoin d’un environnement clos qui crée ses propres microbes. J’ai trouvé ces deux environnements pour les deux personnages, le fondamentalisme d’un côté et l’ignorance de l’autre ». Est-il possible de naître dans cette vie et de s’en échapper ? « Je suis prêt à briser les murs, creuser un tunnel.
Mais que se passe-t-il ensuite ? Trouve-t-on la liberté ou bien une autre forme de prison sociale ? Je cherche toujours à dépasser les préjugés. » D’où peut-être la métaphore de l’eau, souvent présente dans le roman, les personnages prennent des bains à des moments clés : « La baignoire est pour moi l’idée de l’eau stagnante d’un lac. Une eau propre mais qui se salit elle-même. Elle produit sa propre maladie, comme les sociétés fermées en produisent. » J’évoque l’idée d’une forme de bains rituels que l’on retrouve à chaque début de cycle de vie : « Oui, l’eau est comme un contact avec le réel. Une force naturelle qui nettoie sans effacer le passé. L’eau ne pénètre pas dans le corps, elle nettoie en surface. Les traces restent mais aident l’homme à se construire ».
Je suis étonné d’une telle connaissance sur des univers si différents. L’auteur n’est-il pas aussi documentaliste, voire historien du vivant ? « Mes outils de travail ne sont que l’encre, le papier et mes yeux pour voir. Il faut recréer une histoire. L’organisation du roman vient au fur et à mesure. Il n’est pas possible de tout planifier en avance. Ma technique de travail est simple, je vais voir les lieux de mes romans, c’est important pour moi, un village, une famille, un dîner… J’essaye de rester éveillé, je m’intéresse à tout, je lis tout, j’écoute tout. Et je raconte une histoire – une vision – au travers d’un filtre esthétique personnel, qui m’est propre, qui s’est crée au fil du temps, un objet que l’on regarde. Je voix l’objet et je raconte mon histoire à travers ce même objet. »
Le cas de la jeune femme Derdâ est exemplaire en ce sens : « Le romancier doit créer un environnement réaliste. Trouver les éléments essentiels, l’enfermement et la hiérarchie pyramidale des confréries religieuses me plaisait, un vrai système contemporain de castes. L’identité individuelle n’existe pas, tout le monde devient le drapeau de la confrérie. Cette forme de vie on la retrouve partout : argent, politique, pouvoir et religion. Toutes les organisations humaines se ressemblent de ce point de vue. On ne doit pas s’arrêter au seul aspect religieux de mon roman. Même une famille peut fonctionner ainsi, des problèmes de communication, des abus de pouvoir. Il y a des murs infranchissables. Même si tu cries parce que l’on te viole personne ne t’entendras. Tu restes seul dans ta solitude. »
Pour le second, Derda, le jeune homme, la rédemption passe par la découverte accidentelle d’un livre, celle d’un auteur fameux – mal connu à l’étranger car difficilement traduisible – Oğuz Atay, ce dernier étant considéré comme l’un des auteurs majeurs du XXe siècle en Turquie. Il est mort en 1977 dans l’indifférence de ses congénères obnubilés de politique. Derda décide d’en venger la mort en se répandant en armes à feu dans les cafés de Beyoğlu, des scènes pleines d’humour aussi et de moquerie, petite vengeance personnelle de l’auteur à n’en pas douter.
« Oğuz Atay a été comme Tanpınar, le premier à parler de l’homme sans politique. Il avait décidé d’écrire sans ponctuation pour conter la psychologie de l’homme. Il n’a pas été compris, il n’a pas été insulté, on ne l’a juste pas vu, ce qui est pire. Dans chaque bonne histoire, il y a souvent de la politique, mais si on cherche à écrire de la politique c’est une mauvaise histoire. Le roman politique ne marche pas. Oğuz Atay est le Joyce turc. Il est difficile à lire, il faut se perdre dans le texte. Tu en comprends la vision au fur et à mesure que tu le lis. Il n’attaque qu’aux sentiments. Tu es obligé de te perdre. » [1] Et Hakan d’établir ensuite un parallèle avec William Burroughs : « Le lecteur ne doit pas tout comprendre dans une histoire… »
Enfin, je pose la question des sources, celle du livre premier qui a nourri cette ambition littéraire. « Si j’évoque parfois American Psycho comme inspiration, c’est pour ne pas répondre en profondeur, c’est surtout Céline qui m’a ouvert les yeux… et qui m’a mené à Oğuz Atay. Mon admiration pour Céline est intacte. J’ai découvert le Voyage à quatorze ans dans la bibliothèque de ma sœur. Le premier roman que j’ai lu et qui m’a accompagné. Il m’a impressionné et m’a rendu ignorant car pendant des années car je n’ai rien lu d’autre. Je l’ai lu en français. J’en ai aimé la couleur, une chaleur devant les yeux, je n’avais rien compris, je l’ai lu et relu avec obsession. Céline rassemble des gens qui ne se ressemblent pas du tout. C’est la même chose pour Oğuz Atay. Les deux m’ont fortement influencés. Ce sont des textes immortels, indépendants, qui donnent de l’inspiration, une envie de créer, de continuer l’histoire par d’autres moyens. Les textes qui inspirent de la sorte sont très précieux, inoubliables. L’art ne se pense pas mais doit se sentir ».
Sébastien de Courtois.
(Entretien réalisé avec l’auteur dans un bar de Bostancı le 11 avril 2013)
D’un extrême l’autre
496 pages
ISBN : 978-2-35176- 239-4
Prix : 23 €
Format : 13,5 x 18,5 cm
Auteur : Hakan Günday
Traducteur(s) : Jean Descat
Éditions Galaade
Date de parution en VO : 2011
Date de parution : 2013