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Recep Tayyip Erdoğan a-t-il un jour cru à une Turquie européenne ?

mercredi 12 juin 2013, par Ariane Bonzon

Recep Tayyip Erdoğan a-t-il jamais réellement voulu que la Turquie intègre l’Union européenne ? Ou bien a-t-il toujours eu en tête le dessein de rendre à la Turquie l’influence ottomane qu’elle avait perdue, de l’ancrer plus à l’est à qu’à l’ouest ?

L’autre nuit, regardant et écoutant le Premier ministre turc tout juste descendu de l’avion qui le ramenait du Maghreb, alors qu’il haranguait les quelques milliers de ses partisans venus l’accueillir à l’aéroport, je me suis souvenue de lui –mais était-ce bien le même homme ?– il y a onze ans.

En 2002, il faisait campagne électorale, et son parti serait victorieux quelques mois plus tard. Recep Tayyip Erdoğan parlait alors concret, vie quotidienne, libertés religieuse, culturelle, linguistique et d’expression... L’ambiance était populaire, plutôt bon enfant et moins nationaliste que dans les meetings de certains autres partis.

Se préparer à intégrer l’Union européenne était, disait-il, une étape nécessaire et utile, le meilleur moyen de réformer le pays... A ses interlocuteurs étrangers, il expliquait que son nouveau « parti de la Justice et de la prospérité » (AKP) avait fait sa mue, qu’il avait rompu avec son passé islamiste et anti-européen. 

Des attaques peu diplomatiques

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Recep Tayyip Erdogan, à Strasbourg au Parlement européen, novembre 2002
Reuters

Durant la nuit de ce jeudi 6 au vendredi 7 juin, onze ans plus tard, le discours n’a plus rien à voir. Les références sont ottomanes, Recep Tayyip Erdoğan en appelle à Allah pour rendre « éternelle » la « fraternité », l’« union » et la « solidarité » arabo-musulmane et il joue de la fierté nationaliste turque des quelques milliers de supporters, ses « soldats » venus l’accueillir et qui se disent prêts à aller « écraser » ces « vandales ».

Le Premier ministre turc n’a pas un mot pour les revendications (contre les dérives autoritaires du gouvernement, contre un capitalisme débridé, pour la liberté d’expression et de style de vie) des dizaines de milliers jeunes qui sont dans la rue depuis le 31 mai. 

Pas un mot sur l’Europe, non plus. Si ce n’est quelques heures plus tard, lors de la conférence de presse qu’il tient conjointement avec le commissaire européen Stefan Füle. Tout en se disant ouvert aux« exigences démocratiques », Recep Tayyip Erdoğan y accuse l’Union européenne d’« hypocrisie » et de « double standard ». Il se plaint du manque de progrès des négociations d’adhésion, une « situation tragi-comique », et rappelle à ceux qui critiqueraient sa gestion de la crise actuelle que pour ce qui est de la démocratie, la Turquie n’a pas de leçon à recevoir de « certains pays européens ».

Recep Tayyip Erdoğan ne prend pas de gants. Ses remarques sont offensives et bien peu diplomatiques. Le Premier ministre turc aurait-il abandonné tout espoir et désir d’intégration européenne pour son pays qu’il ne parlerait pas autrement. 

Que s’est-il passé ? Le contraste entre l’homme de 2002 et celui de 2013 est flagrant. Faut-il en être surpris ? Ou au contraire y voir la preuve, comme ses plus irréductibles opposants, du « double agenda » de Recep Tayyip Erdoğan et de l’AKP ? Lesquels, une fois libérés de la tutelle militaire grâce au soutien de l’UE, auraient ainsi eu les coudées franches pour mettre en branle le projet caché d’une politique néo-ottomane, éloignées des valeurs laïques, démocratiques et occidentales.

Arrivé aux affaires en 2002, le gouvernement AKP a poursuivi et amplifié une série de réformes démocratiques de fond qui avaient été initiées par la coalition précédemment au pouvoir. Au point d’étonner ses opposants les plus irréductibles. 

Bruxelles apprécie : la Turquie obtient une date, octobre 2005, pour l’ouverture du processus des négociations d’adhésion à l’UE. L’AKP se présente comme un parti « démocrate-musulman » à l’instar de la tradition démocrate-chrétienne, le plus européen des courants politiques dominants. L’adhésion de la Turquie à l’Union européenne, c’est l’anti-clash des civilisations, déclare Recep Tayyip Erdoğan.

Ultra-minoritaires, les milieux libéraux de gauche, européens convaincus, se font, sans vraiment le connaître, ses ambassadeurs zélés auprès des diplomates et des journalistes occidentaux. Ils ont enfin trouvé dans l’AKP un parti qui a le courage et les moyens de décapiter leur ennemi commun : l’armée (auteure de quatre coups d’État militaires en près de trente ans) et de la renvoyer dans ses casernes. 

Mais cet élan, ces réformes, vont très vite connaître un coup d’arrêt. Dès 2004-2005. Bien avant que la bataille contre les militaires ne soit gagnée.

Pour deux raisons. La première est peu connue. Mais elle est essentielle pour comprendre Recep Tayyip Erdoğan.

En 2003, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) confirme la dissolution par la Cour constitutionnelle turque du parti islamique Refah, justifiée parce que, dans le contexte turc, il constituait une menace pour la démocratie, alors que la dissolution de partis communiste ou autonomistes avait été considérée comme contraire au droit européen. Recep Tayyip Erdoğan ne comprend pas cette différence.

La double fracture

Pis encore, en juin 2004, lors qu’elle rend son arrêt définitif dans l’affaire Leila Şahın, la haute cour de Strasbourg confirme l’exclusion de l’université de cette jeune fille, pour avoir porté un voile. Un choc pour Recep Tayyip Erdoğan dont les filles ont dû partir étudier aux États-Unis pour conserver leur voile. Là encore, il ne comprend pas que ce qui est autorisé dans la plupart des pays européens, aller à l’université avec un voile, fasse l’objet d’un arrêt contraire quant il s’agit de la Turquie. 

Et lorsque comme vendredi, il parle de « double standard », ce sont ces deux arrêts qu’il a essentiellement en tête. Ils ont fait vaciller chez lui la conviction fragile que l’Union européenne garantissait les libertés religieuses.

La seconde raison est plus connue. En 2005, les Français doivent se prononcer sur le traité établissant une Constitution européenne. La candidature turque fait l’objet d’une violente campagne de dénigrement. La Turquie fait office d’épouvantail instrumentalisé par le président Nicolas Sarkozy à des fins électorales, qui propose –avec l’Allemagne– à la Turquie un « partenariat privilégié », une formule vide de sens pour le seul pays candidat qui ait signé un accord d’union douanière avec l’Union européenne, depuis si longtemps (1995).

Si Recep Tayyip Erdoğan veut redonner aux Turcs qui l’ont élu une fierté, un destin national, c’est tout le contraire qui est en train d’arriver. Cela le marque profondément, il se sent humilié. La spirale infernale est lancée.

Pourquoi se plier aux diktats coûteux des acquis communautaires alors que rien ne nous dit que nous pourrons intégrer l’Union européenne ? pensent de plus en plus de caciques de l’AKP, lequel est divisé sur la poursuite ou pas des négociations. La cause européenne trouve de moins en moins d’écho au sein de la population turque dont le soutien passe d’environ 70% au début des années 2000 à environ 30% actuellement.

Une majorité de responsables turcs ne croient plus en cette Union européenne qui les snobe. La Turquie décide de ralentir, puis stopper voire inverser le mouvement de réformes libérales et démocratiques nécessaire à une trop hypothétique intégration. Elle refuse d’appliquer à Chypre, désormais membre de l’Union européenne et dont elle occupe toujours le nord, les règles de l’Union douanière.

L’influence d’Ahmet Davutoğlu

Depuis octobre 2005, 13 des 33 « chapitres » ont été ouverts à la négociation, mais seul un a été fermé. Depuis juin 2010, aucun nouveau « chapitre » n’a été ouvert. En juillet 2012, Ankara suspend tout contact avec l’Union européenne pendant les six mois de présidence de l’Union européenne par Chypre qu’Ankara refuse toujours de reconnaître. 

Parallèlement, tandis que l’axe européen s’effondre, l’axe néo-ottoman prend de l’ampleur sous l’impulsion d’Ahmet Davutoğlu, le ministre des Affaires étrangères.

Si Recep Tayyip Erdoğan est plutôt pragmatique et populiste, Ahmet Davutoğlu est un idéologue. Il a théorisé, dès 1994, l’idée de recréer le Califat et d’unir tous les musulmans dans une entité politique islamique distincte de la civilisation occidentale. L’AKP surfe cette fois non plus sur l’engouement européen mais bien sur une certaine nostalgie ottomane de la petite bourgeoisie conservative et entrepreneuriale. L’idée n’est plus tant d’adopter les valeurs européennes que « d’importer les nôtres ».

En outre, à la frustration et au ressentiment que l’AKP éprouve à l’égard de l’Union européenne s’ajoute désormais le sentiment, mélange d’arrogance et de revanche, que la Turquie n’a pas tant besoin de l’UE que l’Union a besoin de la croissance et des performances économiques turques. 

Les critiques européennes ? De la jalousie à l’égard de notre nouvelle influence régionale, pensent de nombreux responsables de l’AKP : « Qui n’est pas avec nous est contre nous » devient le nouveau leitmotiv.

Fin 2012, le nouveau rapport d’avancement pour la Turquie dans lequel la Commission européenne pointe du doigt le manque de progrès et les régressions en matière de démocratisation, d’indépendance de la justice et de liberté d’expression est mal très mal pris. En direct à la télévision, un ministre le jette par terre comme un vulgaire torchon « faute d’avoir une poubelle dans le studio ». Tandis que le ministre des Affaires européennes, Eğemen Bağis, rédige un contre rapport.

Vis-à-vis de l’Union européenne, Recep Tayyip Erdoğan se trouve désormais dans une situation quasi-schizophrénique. D’un côté, il est en train de prendre conscience que le rêve ottoman séduit modérément les voisins arabes, et que l’influence de la diplomatie turque dans la région tient pour une bonne part au solide adossement occidental de ce pays. De l’autre, il lui est désormais devenu presque impossible de reconnaître devant son opinion publique que l’intégration européenne serait finalement, économiquement et diplomatiquement en tout cas, la meilleure chose qui puisse arriver à la Turquie.

Istanbul (Turquie)

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Sources

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