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Sevil Sevimli : “Plus de 2800 étudiants sont détenus aujourd’hui en Turquie”

jeudi 11 octobre 2012, par Mathieu Martinière, Robert Schmidt

À 20 ans, Sevil Sevimli a été incarcérée en Turquie le 9 mai pour des liens supposés avec une organisation terroriste d’extrême gauche. En année d’Erasmus à Eskisehir, dans l’Anatolie, l’étudiante lyonnaise en journalisme est accusée d’avoir défilé avec des milliers de manifestants à Istanbul. D’avoir assisté à un concert de Yorum, un groupe de rock turc contestataire. Puis collé des affiches pour l’enseignement gratuit. Pour ces chefs d’accusation, elle encourt entre 15 et 32 ans de prison. L’arrivée au pouvoir du Premier ministre Erdogan et du Parti pour la justice et le développement (AKP), en 2002, ont précipité des lois anti-terroristes dures contre le Parti kurde (PKK), qui sabordent la liberté d’opinion. Depuis son procès du 26 septembre, Sevil Sevimli est libre. Mais elle a interdiction de quitter le pays. Pour les Inrocks, l’étudiante franco-turque confie son quotidien, et sa volonté de se battre pour la liberté d’expression en Turquie.

Après trois mois de prison et deux procès, comment te sens-tu aujourd’hui ?

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Une prison à Istanbul
REUTERS/Fatih Saribas

Je me sens toujours combattante. En prison, ils m’ont donné deux matinées pour passer mes examens à la fac. On était entouré de policiers jusqu’à l’université. J’ai eu du mal à travailler en prison, mais j’ai eu mon année. Aujourd’hui, j’attends la prochaine audience, prévue le 19 novembre. Depuis le 26 septembre, je suis en « liberté », entre guillemets. Je suis sorti de prison, mais je suis enfermée en Turquie car je ne peux pas sortir du pays. Je me balade un peu de maison en maison, je lis des revues, je vois ma famille. Je me sens bien.

L’hospitalité fait partie intégrante de la culture turque. Sur le site du ministère du Tourisme, on a relevé cette phrase, étonnante pour une République laïque : « Il faut accueillir les visiteurs comme des invités envoyés par Dieu ». As-tu senti cette hospitalité en arrivant en Turquie ?

Je trouve ça assez ironique. Dès qu’on rentre en Turquie, c’est une autre histoire. Dès qu’on exprime une volonté de laïcité, on n’est pas dans la norme. Si on n’est pas croyant, on est marginal. Dans un journal, il y avait une caricature faite sur moi. Au lieu du « bienvenue en Turquie », on pouvait lire « bienvenue dans une organisation armée terroriste ».

En 2012, selon le ministère de la Justice turc, il y aurait officiellement 2824 étudiants emprisonnés en Turquie. C’est dangereux d’être étudiant, aujourd’hui en Turquie ?

Je ne pense pas qu’être étudiant soit dangereux. C’est plus le fait de demander ce qui nous est de droit, de demander ce qui serait normal dans un pays démocratique, de manifester ou d’écouter un groupe de musique totalement légal. Le plus dangereux en Turquie, c’est d’avoir une opinion politique et de suivre l’actualité.

Tu peux dire que tu es politisée, plutôt de gauche, mais tu n’es pas militante ?

Comme chaque étudiant, chaque journaliste, j’ai une idée sur l’actualité. J’ai mon opinion politique, mais comme chaque citoyen. Dès qu’on émet une opinion de gauche, dès qu’on exprime l’égalité, la fraternité, des idées démocratiques, on est montrés comme des dévergondés. Être de gauche, c’est être marginal en Turquie.

Le fait d’être étudiante en journalisme a-t-il influencé ton arrestation ? Les journalistes sont-ils libres en Turquie ?

Étudier le journalisme a joué dans mon arrestation car je m’intéresse à l’actualité, je fais des recherches plus approfondies. C’est une contrainte de plus, c’est sûr. Beaucoup de journalistes se font arrêter en Turquie. (NDLR : 95 journalistes sont emprisonnés actuellement en Turquie dans le cadre de la loi anti-terroriste).

As-tu envie de jouer un rôle dans le combat contre l’emprisonnement arbitraire des étudiants en Turquie ?

Bien sûr, car je me rends compte aujourd’hui qu’avec mon histoire, des informations ont circulé en France et en Europe sur la situation des étudiants turcs emprisonnés dans le pays. Il y a plus de 2800 étudiants détenus, dont 787 qui sont enfermés pour leurs opinions politiques. En Turquie, il y a des organisations de gauche qui se battent pour les étudiants emprisonnés. En Europe, il y a un comité de soutien qui a été fondé pour les étudiants et tous les détenus d’opinion. A l’intérieur, on a des partis politiques, des organisations d’étudiants et des ONG. C’est important de plaider pour eux car ils sont détenus pour rien. J’ai vécu la même chose qu’eux. Je sais ce qu’ils ressentent et à quoi ils sont confrontés. Je combattrai pour eux.

Peut-on qualifier la Turquie de démocratie aujourd’hui ?

Totalement, non. Dans les discours du gouvernement, on entend souvent le mot « démocratie ». Lors de mon procès, le procureur a répété « démocratie, démocratie ». Comme si c’était normal, que la Turquie était un pays démocratique. Mais le fait de manifester aujourd’hui nous emmène en prison. Le fait d’aller dans un concert légal et gratuit nous emmène en prison. Le fait d’aller au 1er Mai nous emmène en prison. Il y a encore beaucoup de livres qui sont interdits, qui sont censurés en Turquie. Pour moi, la démocratie, ce n’est pas ça. J’ai grandit dans une démocratie : la France. Quand je regarde la Turquie, il n’y a aucune démocratie. Il y a un étudiant qui a été emprisonné juste parce qu’il portait un keffieh autour de son cou, les foulards noirs et blancs à carreaux. Deux autres étudiants sont venus avec des pancartes devant les bureaux du Premier ministre, où ils demandaient des prestations gratuites. Ils ont été emprisonnés plusieurs mois, on les a relâchés, puis le procureur a requis 8 ans de prison. Il y a des tas d’histoires comme celles-là.

Plus de 132 000 personnes ont signé une pétition pour ta libération. Le président de l’université Lyon 2, Laurent Fabius et les médias te soutiennent. Es-tu optimiste pour ton procès du 19 novembre ?

Ces soutiens me donnent de la force. Mais lors du dernier procès, je pensais être libéré et pouvoir rentrer en France. C’est énervant. Le prochain procès ne sera peut-être pas le dernier. J’ai l’impression que ça va durer.

Ton père, de nationalité turque mais vivant en France, nous as confié qu’il ne voulait plus envoyer ses enfants faire ses études en Turquie. Tu te vois travailler en Turquie ?

J’ai toujours voulu travailler entre la Turquie et la France. J’ai grandi en France, mais la Turquie est aussi le pays de mes parents. Je ne peux pas me détacher de ces deux cultures. Pourquoi pas être journaliste en Turquie ? Ça serait peut-être prendre un risque aujourd’hui, et mes parents ne seraient pas vraiment d’accord… Mais vu qu’il se passe ici, écrire et en parler seraient un devoir.

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Sources

Sevil Sevimli : “Plus de 2800 étudiants sont détenus aujourd’hui en Turquie”
lesinrocks.com - Mathieu Martinière et Robert Schmidt
le mardi 09 octobre 2012 à 11h30

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