Ce dimanche 11 avril 2010, à l’invitation du Centre Culturel Anatolie de Metz (AKM - Anadolu Kültür Merkezi) et dans le cadre de la Saison de la Turquie, Zülfü Livaneli a donné un concert réjouissant dans la magnifique grande salle de l’Arsenal, devant 800 spectateurs enthousiastes et en très grande majorité originaires de Turquie. Cette salle qui offre une très belle acoustique, est plus familière des œuvres classiques, du jazz et d’une « clientèle » des beaux quartiers. La nouvelle municipalité de Metz innove.
Mehmet Ali Yildirim, bien qu’il ne soit plus le président en titre de l’association AKM (Mustafa Aka) , cachait mal son inquiétude et son émotion, ce concert, il voulait qu’il soit un succès, ce devait être le couronnement de sa vie de militant politique et associatif. La salle se remplit lentement à l’heure prévue de l’ouverture, elle ne semble qu’à moitié remplie.
Comme l’annonce en ouverture le directeur de l’Arsenal, Livaneli, presque méconnu par les Français, est pourtant un artiste d’envergure internationale, maintes fois primé pour ses chansons, ses musiques de film et en tant que réalisateur de cinéma. Il est aussi Ambassadeur de bonne volonté de L’UNESCO depuis 1996. Il a été l’initiateur du rapprochement entre turcs et grecs. Il est député à la Grande Assemblée Nationale de Turquie depuis 2002 mais plus sous les couleurs du CHP (Parti Républicain du Peuple) qu’il a quitté lors de sa 13e assemblée générale extraordinaire. [1]
Mais ce qui devrait lui valoir la reconnaissance et l’estime des Français est qu’il ait, en mettant des musiques sur des poèmes d’Aragon et de Paul Valéry, traduit en turc, littéralement intégré leurs œuvres dans la culture populaire, au point que nombre d’interprètes sont persuadés qu’il s’agit de « türkü » (chansons populaires) appartenant à la tradition. Grâce à lui, Nazim Hikmet, pourtant exilé par le pouvoir, est devenu le poète le plus aimé par les Turcs. Ses amis Joan Baez, Mikis Theodorakis et Maria Farandouri ont repris ses mélodies et traduit ses poèmes. Il est un écrivain de talent récemment traduit en français [2]. Zülfü Livaneli est un artiste universel qui transcende les origines et les cultures, il appartient aux deux mondes que certains opposent et voudraient voir s’affronter, l’Orient et l’Occident, comme la Turquie elle-même. Pourquoi choisir ?
Quand Livaneli entame sa traditionnelle et très rythmée chanson « Merhaba » (« Bonjour » de Yaşar Kemal) par laquelle il commence toujours ses spectacles, le public continue d’affluer, au milieu de la première partie, enfin, la salle est pratiquement comble, Mehmet Ali est rassuré. Il a en mémoire le précédent passage de l’artiste à Thionville où à cause d’une publicité insuffisante et d’une compétition dérisoire entre associations, il avait joué devant moins d’une centaine de personnes, un affront envers le plus populaire des artistes turcs qui avait rassemblé 500 000 spectateurs à l’Hippodrome d’Ankara le 19 mai 1997. Inadmissible dans une région, la Lorraine ou vivent pourtant tant de compatriotes.
Livaneli chante quelques uns de ses plus grands succès : « Ada » (Sait Faik), « Güneş Topla Benim İçin » (Nazim Hikmet), « Yiğidim Aslanım » nous met les larmes aux yeux [3]. Les pépites s’enchaînent : « Sus Söyleme » (Aragon), « Mutlu Aşk Yoktur » (Il n’y pas d’amour heureux – Aragon)... A la reprise après l’entracte, l’incontournable « Leylim Ley » donne au concert davantage de rythme et d’énergie, « Özgürlük » (« Liberté » d’Eluard), « Kan Çiçekleri », « Yalniz Insan » (« l’Homme seul » Extrait de « Paroles perdues » d’Aragon), « Nefesim Nefesine », « Karlı kayın Ormanı » (Nazim Hikmet), pas un turc n’en ignore les paroles et le texte, en « bissant » chaque couple de vers, permet de faire chanter la salle, ce qu’elle fait avec cœur et émotion...
Zülfü Livaneli présente les musiciens d’aujourd’hui, la plupart, hormis son frère, ne sont pas ceux qui l’accompagnent habituellement : à la guitare, Ferhat Livaneli ; au bağlama, Erdal Akkaya ; au kanun, Halil Karaduman ; au piano, Henning Schmied ; au davul et percussions, Emre Günay. A aucun moment nous n’avons eu le sentiment qu’ils jouaient pour la première fois ensemble, c’était pourtant le cas et la magie a opéré...
A la fin, tous sont debout et en veulent encore, l’artiste ne se fera pas prier. Une dernière chanson, les lumières s’allument, c’est fini... Mais les balades nostalgiques continueront de résonner dans les têtes, pour longtemps. Je le sais, moi qui ait découvert ce pays et cette langue à travers elles, à travers le choc émotionnel qu’elles m’ont provoqué, un mois d’Août 1990, dans une pension d’Avanos en Cappadoce et qui en ait vu le cours de ma vie détourné.
Le soir, Mehmet Ali a eu l’extrême gentillesse de se mettre en retrait pour permettre que nous partagions la table de l’artiste. Avec l’aide de Neslihan, la conversation en quatre langues – dont le français, Livaneli a passé quelques années à Paris pendant ses 13 ans d’exil et n’a pas tout oublié contrairement à ce qu’il prétend – nous confirme qu’il est tel qu’on l’espère, chaleureux, disponible, humble et surtout toujours debout, ses 64 ans n’ont affecté que la couleur de ses cheveux. Il est ainsi des êtres qu’on préfère trouver tels qu’on les a imaginés, on craint tellement que ceux qui nous ont tant émus ou impressionnés nous déçoivent... J’en ai rencontré deux au moins qui ne m’ont pas déçu, ils sont turcs tous les deux, l’un est Livaneli, l’autre a à peine un an de plus – il se reconnaîtra – tous deux partagent les mêmes combats et résument ce qu’est la Turquie que j’aime, celle qui sait et qui accepte ce qu’elle fut pour construire son avenir. Celle qui veut faire de « Paix dans le pays et paix dans le monde » autre chose qu’un slogan creux appris par cœur dans un catéchisme, fût-il laïc et républicain.
Si la mesure de l’art est celle des émotions esthétiques qu’il provoque, la chanson par Zülfü Livaneli n’a rien à envier à la peinture, la littérature ou à la musique, elle est même la fusion des trois. M. Gainsbourg, non, vraiment, la chanson n’est pas un art mineur !
Pour aller plus loin : Site officiel de Zülfü Livaneli (tr,en)
Est-ce les idées qui sont importantes ou ceux qui les disent ?
Confession de Zülfü Livaneli, artiste engagé et déception des cercles socio-démocrates…
Zülfü Livaneli sur le site de la Saison Turque en France