Quand je me suis installée à Istanbul, l’un de mes grands plaisirs, après nouer de nouvelles amitiés, apprendre le turc, parcourir Istanbul en tout sens, fut de partir à la découverte de la musique turque.
Ou des musiques turques tellement la scène musicale est bouillonnante : la musique classique ottomane (hermétique pour les non initiés), l’arabesque (à petites doses), la musique pop des Sertab Erener, Candan Ercetin, Mustafa Sandal, Kenen Dogulu, Tarkan, Nilufer … (pour chanter au réveil ou danser, le soir, sur les rives du Bosphore), le rock, curieuse symbiose des rythmes anatoliens et occidentaux, pratiqué en solo (Teoman) ou en groupe (Duman, Mercan Dede ou Mor ve ötesi). Le film de Fatih Akin « Crossing the Bridge : the Sound of Istanbul » est une belle illustration de la richesse de l’Istanbul musicale et il y entraîne le spectateur dans une étonnante promenade en son cœur.
Au milieu de cette foule d’artistes, quelques figures se détachent : Sezen Aksu, pionnière et reine du pop ou encore Bülent Ersoy, pour sa voix, son travail d’acteur … et sa transsexualité.
Né en 1952, Bülent Ersoy est déjà célèbre quand il décide de devenir femme, de se faire opérer en 1981 et de garder son prénom masculin. Les militaires viennent de prendre le pouvoir, Bülent Ersoy est qualifiée de déviant social et ses spectacles interdits. Elle part en Allemagne où elle continue sa carrière d’actrice puis reviendra avec l’élection de Turgut Özal à la présidence. Reconnue pour sa voix et ses talents d’actrice, reine de la vie nocturne, elle a aussi défrayé les chroniques par ses extravagances, ses deux mariages suivis de deux divorces 6 mois plus tard. Aujourd’hui en semi retraite, Bülent Ersoy bénéficie de sa grande renommée en Turquie et d’un fort capital de sympathie : c’est l’ « abla », terme très affectueux qui désigne la grande sœur. Elle participe à des plateaux de télévision … et c’est par là que le scandale est arrivé.
Briser le tabou du sacrifice
Il y a plusieurs jours, alors que les troupes turques se battent dans les montagnes du nord de l’Irak et que la presse tient à jour le décompte macabre des victimes, elle déclare dans une émission populaire du type Star Académie, que si elle avait été en mesure d’avoir un enfant, elle ne l’aurait jamais laissé partir au front. Cette déclaration provoque un tollé.
Avec cette simple phrase, Bülent Ersoy brise, pour la première fois, le tabou du sacrifice, illustré par une citation omniprésente « sehitler ölmez, vatan bölünmez » (les martyrs sont immortels, la nation est indivisible). Elle estime exprimer tout haut ce que d’autres ne font que penser très fort et se dit sûre d’être comprise par les mères qui ont un fils sur le front.
Dans les jours qui suivent, elle est mise en examen pour « atteinte au prestige de l’armée » (article du Code pénal) et se fait copieusement insulter dans une certaine presse. A l’inverse, elle reçoit le soutien de journalistes, romancières et écrivains.
Sezen Aksu publie un poème antimilitariste en première page du quotidien Vatan (gauche) et Yasemin Kongar y publie un édito émouvant « Au moment où notre classe politique et nos médias ont succombé à la rhétorique guerrière, Bülent Ersoy a eu le mérite de faire entendre une voix différente. Elle a dit ce qui devait être dit. C’est à elle, qui n’a pas eu peur de dénoncer la culture du slogan, qu’est ainsi revenu le devoir de comprendre et de traduire la détresse d’une mère qui enterre son enfant."
Perihan Magden, romancière et chroniqueuse, dans le quotidien Radikal (gauche), qui milite pour l’objection de conscience et a été inquiétée par le même article, dénonce l’hypocrisie des élites qui alimentent le discours officiel en veillant bien à ce que leurs fils ne soient pas envoyés dans les zones dangereuses.
Assiste-t-on à l’émergence d’un courant pacifiste conduit par les femmes ? Il est trop tôt pour le dire, mais c’est à coup sûr un coin supplémentaire qui a été enfoncé dans une idéologie monolithique. Reste à appuyer dessus.